Cally Spooner
avec Cecilia Alemani
CECILIA ALEMANI

Vous avez créé plusieurs spectacles et expositions performatives parallèlement à votre pratique de l’écriture. Quelle est la relation entre écriture et performance dans votre travail ?

CALLY SPOONER

Je me considère comme une écrivain, je pars toujours de là, ce qui signifie d’abord être lectrice. Je pars des écrits d’autres personnes. Cela peut être de la théorie, de la philosophie, de la fiction, des livres de business, des journaux, des tweets. Je me retrouve dans une relation avec un texte particulier, un passage ou un certain chapitre, et je ne le lâche pas. Ensuite les notes, les pensées qu’il m’inspire, deviennent des écrits qui me sont propres, en fait grâce à un travail de montage et d’assemblage de diverses bribes de langage. Ces éléments se réunissent en un texte fracturé, que je monte, réarrange encore davantage, qui commence alors à véhiculer beaucoup de voix et de points de vue. Il se prête au format du script, qui, à son tour, se prête à celui de la performance.
Je suppose donc que je suis monteuse. De plus en plus, je vois ce processus comme de la chorégraphie : réarranger le langage sur une page, puis dans un espace, et finir par le disposer dans le corps d’un interprète. Peut-être que je me vois en premier lieu comme chorégraphe, parce que j’essaie de créer du mouvement entre et à travers les choses.

 

 

CA: Alors vous pensez utiliser les corps et le langage de la même manière ?

CS: Oui. Si ce n’est qu’avec l’un, je dois être aussi énergique, sociale, responsable, managériale que possible ; alors que je peux travailler l’autre même dans mes phases les plus chaotiques et introverties.

CA: Quel aspect vous plaît le plus dans ce processus créatif ?

CS: L’écriture. Jusqu’à ce que je n’en puisse plus d’être seule et n’arrive plus à progresser. C’est alors qu’il me faut appeler les gens et commencer les répétitions. Les répétitions deviennent alors des productions ; gérer ce produit m’épuise, de même que la manière dont le projet se fige. Je clos alors la production – généralement en la filmant. Je retourne dans mon lit pour écrire et lire davantage, et ainsi de suite. Ce qui m’enthousiasme le plus, c’est le tout début de la répétition, quand j’essaie d’inventer quelque chose avec un groupe d’interprètes, étrangers les uns des autres, mais qui vont finir par se connaître très bien. C’est toujours un bon moment.

CA: Quelles variables prenez-vous en compte lorsque vous présentez votre travail, que ce soit dans un white cube, sur une scène ou un écran plat LCD ?

CS: Je pars de l’espace qu’on m’a alloué. J’observe ses variables et je travaille à rebours en partant de l’architecture, puis je tente d’appréhender comment le public se déplacerait normalement, et comment il pourrait le faire différemment. Ensuite, je mêle ces variables au matériel sur lequel je travaillais jusque là ; interprètes, textes, sons, lumière, température…

CA: Quelle est votre formation : film, théâtre, école d’art ou autre ?

CS: J’ai suivi un cursus en philosophie dans une école de sciences politiques et sociales. Avant cela, j’ai étudié dans une école de danse et de théâtre pendant de nombreuses années. Donc, en bref : j’ai une formation en philosophie sociale et politique, j’ai des connaissances du corps en tant qu’outil de performance et aucune formation cinématographique, excepté un précédent petit job en tant que productrice de clips de musique pop.

CA: Que projetez-vous pour la Biennale de l’Image en Mouvement ?

CS: Une œuvre composée presque exclusivement de son, avec un fond composé d’images en mouvement muettes. Le son est diffusé en direct par une radio, un commentateur sportif de la BBC lisant les commentaires de lecteurs du club de lecture version 2.0 d’Oprah Winfrey et un réveil matin provenant du Limelight Hotel à Aspen, qui joue un morceau de piano pour endormir. Chacun des éléments est libre, séparé, il faut comprendre ce projet comme une constellation. L’écran reproduit les mouvements de trois danseurs, l’un réalise un solo au premier plan, alors que les deux autres, au second plan, tentent de se hisser hors du cadre, chacun dans une direction opposée. Ce projet vidéo s’intitule DRAG DRAG SOLO, 2016. C’est essentiellement une petite installation, une recherche sur l’image du corps en mouvement – divers fragments liés à un projet à long terme sur lequel je travaille, intitulé On False Tears and Outsourcing (Des fausses larmes et de la sous-traitance).

CA: De quelle manière cette œuvre se distinguera de vos expositions récentes, telles que On False Tears and Outsourcing au New Museum de New York ?

CS: Elle est à la fois différente et tout à fait la même. Le dernier jour de mon exposition au New Museum, j’ai demandé à six danseurs, les protagonistes de l’exposition, de mettre leurs habits de répétition ; j’ai filmé le travail qu’ils avaient fait pour mon projet mais d’une manière tout à fait conventionnelle, avec une approche d’archivage, en décomposant chacune des séquences. L’œuvre que je présente à Genève n’est pas une documentation de mon exposition au New Museum, qui est close à mes yeux et ne sera pas reproduite. Le projet pour Genève vient perturber une œuvre qui était sur le point de s’établir, tout en rassemblant et remémorant des aspects inattendus de cette dernière. La partie sonore est également issue de mon exposition au New Museum : une radio live et un faux mur de panneaux acoustiques de 67 pieds, maintenant détruit. En reprenant les idées de l’essai/interview que j’ai coécrit avec Hendrik Folkerts pour le catalogue d’exposition. Donc oui, c’est le même projet et oui, il est différent.

CA: Combien de temps vous faut-il pour « faire » une de vos expositions ou productions ? Et à quel moment estimez-vous qu’elles sont « faites » ? Je vous le demande parce que vous développez fréquemment des projets à travers plusieurs expositions ; vous venez de dire que l’exposition de Genève s’appuie sur celle du New Museum qui elle-même s’est développée à partir d’un projet que vous avez présenté au Vleeshal Markt aux Pays-Bas en 2015.

CS: On False Tears and Outsourcing pris diverses formes : un stage de formation Stanislavski pour financiers qui apprenaient à produire de vraies larmes à la demande – c’était en Hollande (Vleeshal) ; une chanson pop, détenue collectivement et construite sur un mode administratif, a commencé au Vleeshal, puis a évolué à Paris (Fondation Lafayette) ; les danseurs auto-organisés à New-York (New Museum) et un roman (en cours). J’ai le sentiment qu’On False Tears and Outsourcing pourrait devenir une compagnie de performance. Je pense que tout ce que je fais est une forme de recherche dans ce sens. De la recherche non seulement sur le contenu et les matériaux que la compagnie utilisera pour concevoir une œuvre, mais également sur le management ; mieux comprendre le leadership, les rouages de ce que serait mon rôle. Comment puis-je créer une compagnie, et la diriger, sans tête, sans direction ? Est-ce que je le veux ? Combien de temps va me prendre ce projet en cours, je ne sais pas. Trois ans ? Quatre peut-être. Parce que la dernière fois que j’ai réalisé un projet, il m’a fallu deux ans. Ce travail est bien plus dur, à peine présent, plus fragile, et j’ai besoin de plus de temps pour y réfléchir.

CA: Qu’avez-vous vu ou entendu récemment, auquel vous ne pouvez pas vous empêcher de penser ?

CS: Une lettre de rupture écrite par Rodolphe Boulanger De la Huchette, envoyée par la poste à son amante, Madame Bovary. La lettre est signée d’une seule fausse larme : une goutte d’eau versée de son verre d’eau. Lorsqu’elle reçoit la page maculée d’eau, son cœur se brise et elle sombre dans une dépression irréversible, tandis que, à l’autre bout de la ville, il reste calme, indifférent. Je ne peux également pas m’empêcher de penser à L’œuvre ouverte d’Umberto Eco, et au Moyen Âge.

CA: Comment comprenez-vous le terme « images en mouvement » ? Particulièrement en relation avec votre propre travail ?

CS: Je suis contente que vous me posiez cette question. Je ne fais pas d’images en mouvement dans le sens de « film ». Je veux dire, je ne suis pas – vraiment pas – une créatrice d’images. Vous savez que dans le milieu du cinéma, on dit que le travail consiste à « faire des films » ? Et bien, je n’ai jamais « fait » de film. Jamais délibérément. Je me suis toujours demandé pourquoi, si souvent, les scripts de films sont vraiment merdiques. C’est bien sûr parce qu’il s’agit en premier lieu de faire des images. Dans les arts visuels, il se passe la même chose – à un moindre degré peut-être ; il y a beaucoup de créateurs de langage – mais faire des images est encore très important dans ce milieu.
Il me faut partir du langage. J’adore le langage ; c’est une construction extrêmement sensuelle, bizarre, à peine présente, et qui, au pire, peut aussi être cette force d’une puissance effroyable. J’essaie de comprendre comment l’utiliser avec élégance. Comment vivre en lui, sans qu’il dévitalise les choses et tout le mouvement de l’univers, parce qu’il représente également une médiation terriblement oppressante, même lorsqu’il n’est pas écrit. Surtout lorsqu’il n’est pas écrit, peut-être.
Je crée des images en mouvement. Mais en premier lieu, j’essaie d’abord de faire en sorte qu’une production continue à évoluer– à travers une architecture, un musée, un film à une seule séquence fixe, dans et à travers des corps. Cela crée par hasard un surcroît de forme, et la forme crée une image. Donc voilà : je fais des images en mouvement, parce que je chorégraphie des productions hors de la scène et écris des textes hors de la page.

CA: Donc dans votre travail, le film et la vidéo sont moins inspiration que résultat ?

CS: Le film/la vidéo surviennent pour clore, développer ou rediriger une production. Donc oui ! Un résultat, mais rarement le résultat d’un objectif fixé au départ.

CA: Admirez-vous certains réalisateurs en particulier ?

CS: Oui. Mais il m’est plus facile de dire que j’admire des écrivains et j’essaie d’adopter leur approche de l’écriture dans ma manière de faire des films, ou, plus spécifiquement, de faire en sorte qu’un travail se répète et se recrée. Donc si nous suivons cette voie – Gertrude Stein, en particulier son essai Portraits et répétition.

CA: Comment concevez-vous le lien entre vidéo et performance ?

CS: L’une sert de réceptacle pour transporter l’autre hors et au-delà de ses limitations naturelles ; mais pas toujours et nécessairement dans l’ordre que l’on suppose.

CA: Les discussions sur l’art de la vidéo (et sur d’autres médias reproductibles comme la photographie) ont tendance à se focaliser sur des questions de médiation. On peut penser à la médiation en tant que distance – corps, objets, ou plates-formes interviennent entre l’artiste, l’œuvre d’art et le spectateur. Le terme « entre » exige une relation spatiale. Je m’intéresse à ces idées dans votre pratique. Par exemple, vous vous distancez de l’œuvre et du spectateur en étant artiste/plasticienne et non interprète/actrice. Vous n’êtes pas souvent l’interprète de votre propre travail ; pouvez-vous nous parler davantage de cette distance ?

CS: Mon investigation se situe à contre-courant des précédents historiques traditionnels du médium de la performance, entre la distance et la présence je choisis la distance. Je ne suis pas fabulatrice, je suis instigatrice, puis manager, je supervise les autres depuis les coulisses. Les textes, les images enregistrées ou encore les corps sont tous des médias. Il y a une distance entre le texte et la parole, une distance entre les corps loués pour qu’ils restituent mon travail, et mes idées. Mais je me demande si j’ai besoin de maintenir des polarités si drastiques. Si les polarités sont réelles, qu’est ce qui les sépare ? Puis-je opérer à l’instant, ambigu, où ses oppositions se replient l’une sur l’autre et se brouillent ? Une médiation, un médiateur ou un médium réduisent l’écart – entre ce que l’on peut dire ou faire et ce qu’on ne peut pas tout à fait atteindre du fait d’une absence de possibilité ou d’une distance trop importante (comme entrer en contact avec les morts, être compris par quelqu’un qui est fâché contre vous et contre qui vous êtes fâché ou atteindre une île lointaine à laquelle seule la TV donne accès).
La sous-traitance évoque peut-être l’image mentale de centres d’appel délocalisés, mais je la considère au sens le plus large : telle que la manière dont nous déléguons à un substitut, à un langage fabriqué par des organisations, des institutions, des industries hors de notre propre corps, qui ont le pouvoir d’organiser notre pensée, nous fournissent leur langage et donc façonnent notre parler, notre penser et même notre travail émotionnel.
Dans mon travail, je deviens plus « médiée », moins présente puisque je sous-traite mes spectacles vivants à des corps loués. Souvent je repense ces spectacles vivants en films. Je les soumets à davantage de médiation. J’utilise des techniques telle que la prise unique, la première prise, peu ou pas de montage. Ce faisant, des images fixes permanentes surviennent, parce qu’une activité a été filmée une fois, puis délaissée, sans avoir été poussée au-delà de ce qu’elle était quand elle a atterri. Je travaille dans une zone floue : où les spectacles vivants deviennent parfois plus, non moins vivants du fait qu’ils ont été « médiés », et où je deviens plus, non moins, présente de par mon absence. Il s’agit d’augmenter puis de réduire les distances entre ce qui semble « médié » et ce qui ne l’est pas ; se mouvoir entre les deux. Maintenir ce mouvement entre les deux – répéter avec des moyens et non des fins – c’est cela surtout que j’essaie de faire.

 

Traduit de l’anglais par Anne-Claude Ruet