Wu Tsang
avec Giulio Bursi & Pia Bolognesi
GIULIO BURSI & PIA BOLOGNESI

Commençons par Duilian, l’installation que vous présentez à Genève, qui impressionne par son intensité. C’est une œuvre complexe, organique, et en même temps touchante et intime, dont la structure s’articule autour d’un noyau cinématographique qui alimente en énergie tous les éléments de l’installation – sculptures, images et l’environnement lui-même. Comment ce projet et la décision de se concentrer sur le personnage Qiu Jin, féministe et martyre, héroïne de la révolution chinoise, sont-il nés, et comment avez-vous composé et articulé votre travail dans ses divers aspects ?

WU TSANG

Tout a commencé il y a dix ans, par une démarche personnelle. Mon père et ses parents ayant fui la Chine durant la révolution communiste, j’ai été élevée aux États-Unis sans connaître grand-chose de sa langue et de son histoire. Je voulais « découvrir mes racines », et quand je me suis rendue en Chine pour la première fois, alors que j’avais une vingtaine d’années, j’ai découvert un pays très différent de ce que j’avais imaginé. J’ai traversé une sorte de crise d’identité en m’apercevant que je n’y avais pas ma place, que je ne pourrais jamais m’y intégrer. Mais au cours de ce voyage, j’ai été amenée à faire des recherches sur Qiu Jin, des rumeurs prétendant qu’elle était lesbienne. Dans sa petite ville natale, il y a un musée où j’ai découvert sa relation avec Wu Zhiying. Leur histoire s’est révélée encore plus belle et plus compliquée, au-delà des limites de toute identité culturelle ou sexuelle. Aussi, en fin de compte, mon fantasme de trouver une « histoire de mes origines » s’en est trouvé brisé, cependant j’ai pu créer une mythologie queer qui semble plus vraie. Le projet existe sous diverses formes : principalement un film, qui est présenté à la Biennale, mais aussi une performance avec Boychild, et une archive en expansion composée d’artefacts à la fois « réels » et artificiels, tirés de cette histoire.

PB/GB : Le processus de recadrage semble jouer un rôle important, tant au plan narratif que géographique – la dynastie Qing et la Hong Kong moderne. Cependant, il y a un sentiment pur, une légère intimité dans la narration, une complicité entre vous et Boychild qui déstabilise la mise à distance. Pour nous, le public, Duilian a une portée universelle qui transcende les réalités historiques.

WT : À l’origine, je n’avais pas l’intention de filmer à Hong Kong, mais une fois sur place, j’ai découvert un contexte adéquat puisqu’il me permettait de me passer des notions conventionnelles d’identité. Ses diverses communautés queer et ses rapports troublés avec la Chine continentale sont devenus la toile de fond du film. J’ai voulu exprimer par là que l’idée d’histoire est inextricable de celle du présent, et que les récits queer sont exhumés grâce à notre désir de « lire entre les lignes » du passé.

PB/GB : Dans vos précédents films et performances, la voix témoigne : « Qui parle pour qui ? » et « quelles sont les voix que l’on entend, celles que l’on fait taire ? » Ici, vous semblez trouver un véhicule aussi dans les corps…

WT : En fait, Duilian est également un film sur la voix. Le script se composait de multiples niveaux de recherche, et il a pris finalement la forme d’une série de « traductions fautives » que j’ai orchestrée avec des amies. L’idée était : si l’Histoire est mensongère, alors réécrivons-la, disons ce que nous avons à dire. C’est ainsi que nous nous sommes servies de la poésie de Qiu Jin, Wu Zhiying et Xu Xihua comme d’un tremplin pour autre chose, qui a dépassé le cadre de nos relations pour former une communauté queer imaginaire. Il y a donc cinq langues dans ce film : cantonnais, mandarin, anglais, tagalog et indonésien. Chacune de ces voix-off est articulée par quelqu’un qui propose sa propre traduction. Les corps aussi deviennent un véhicule au sens où les pratiquants d’arts martiaux inventent eux aussi leur propre chorégraphie en réponse aux poèmes que je leur ai communiqués – et ainsi, le mouvement devient lui aussi un genre de poésie.

PB/GB : Une performance est souvent à l’origine de vos films. Vous présentez aussi You Sad Legend, projet qui fait partie d’une collaboration en cours avec Boychild. Quel rapport avec Duilian ?

WT : Duilian et You Sad Legend sont étroitement imbriqués, en termes de contenu mais aussi sur le plan du processus de création. De plus, ma collaboration avec Boychild est au cœur de ces deux projets, quoique nous jouions un rôle très différent dans l’un et l’autre cas. Avec You Sad Legend (dernière mouture de Moved by the Motion) Boychild et moi-même collaborons sans définir les rôles aussi clairement. Parfois on se partage les tâches – par exemple, à elle l’éclairage, à moi la structure narrative -, mais au final nous partageons les décisions artistiques. Tandis que dans le film Duilian, j’ai plutôt le rôle d’une réalisatrice, et elle celui d’une actrice. Duilian est le fruit de dix ans de recherches personnelles, mais je crois aussi qu’il n’aurait jamais pris cette forme sans Boychild, parce que notre dialogue créatif s’étend à de nombreux domaines. Nous voyageons souvent ensemble, partageons beaucoup de choses, et notre art découle de cette existence particulière, comme de celles d’autres personnes. Cela me fait penser à ce poème de Qiu Jin adressé à Wu : « L’affection mutuelle nous a conduit à explorer le monde ensemble/ pour les bons compagnons, les rencontres signifient le bonheur ». Je crois que j’ai choisi ce couplet parce qu’il résonne le plus avec ma propre vie, et rend possible les lectures les plus ambiguës.

PB/GB : Le son est extrêmement important. À commencer par le thème qui exprime votre tristesse et votre mélancolie, jusqu’à la voix qui alterne avec vos dialogues chuchotés. Comment avez-vous travaillé la bande-son ?

WT : Avant ce film, je n’avais jamais éprouvé le besoin de travailler avec un son surround 5.1, mais ici la multiplicité des canaux était indispensable pour superposer de nombreuses voix sans que le son ne devienne confus. Même si nous avons suivi un script, je n’ai découvert réellement le récit qu’au moment du montage, avec les voix pour guides. J’ai pu ainsi travailler sur la clarté et la densité, afin d’obtenir une plus grande fluidité quand on passe d’une période à une autre, d’un personnage à un autre. La partition musicale a été créée par Asma Maroof (DJ Asmara) en collaboration avec Boychild.

PB/GB : Il est intéressant que vous ayez choisi d’utiliser des caractères chinois dans les sous-titres horizontaux pour marquer les passages plus textuels ; cela sert à unifier narrativement toute l’histoire. Ce que nous lisons, est-ce la poésie de Qiu Jin ? Comment avez-vous utilisé les textes et comment ont-ils été traduits ?

WT : Ces caractères chinois sont en réalité des « duilian » (couplets) qui furent écrits soit par Qiu Jin, soit par Wu Zhiying ou Xu Xihua. Les spectateurs peuvent avoir une expérience particulière selon les langues qu’ils connaissent, parce qu’il y a un écart voulu entre le texte original et ces traductions fautives, qui sont apparues à la faveur de notre collaboration avec les communautés queer de Hong Kong. J’ai voulu que ces divergences soulignent le fait que la langue est par nature inadéquate, surtout quand il s’agit d’exprimer le désir. Donc, ce film existe littéralement « entre les lignes » de la présentation traditionnelle et officielle de la poésie chinoise.

PB/GB : Qiu Jin est un personnage plus grand que nature, une sorte de Jeanne d’Arc moderne : mythifiée comme guerrière, mais aussi comme poétesse, éditrice, oratrice, féministe et révolutionnaire dont les exploits sont célébrés de nos jours à travers des films, des séries télévisées, des pièces de théâtre, et même des musées et des monuments. Nous sommes curieux de savoir comment vous avez travaillé avec l’iconographie disponible et si – et comment – ce projet incorpore tous ces discours et éléments préexistants.

WT : Au bout de toutes ces années de recherche, je me suis sentie assez familiarisée avec le récit dominant pour souhaiter le contester, afin de voir quelles autres formes de représentation seraient possibles tout en respectant l’histoire. J’ai en particulier remis en cause la tendance à en faire une martyre et à se focaliser sur sa fin brutale (elle a été décapitée, NDT) et son abnégation. Certes, tout cela n’est pas faux, mais je crois aussi que c’est plus compliqué : il s’agit d’un être authentique, avec sa personnalité et ses défauts. À travers la lecture de ses relations intenses avec d’autres femmes fortes, comme Wu Zhiying et Xu Xihua, je me suis mise à imaginer un autre personnage, qui est devenu encore plus vivant quand j’ai entrepris de travailler avec Boychild, afin de l’inclure dans un contexte moderne. Entre nous, on s’amusait à la traiter de « révolutionnaire brouillonne » ou de « drama queen », et selon certaines sources savantes, on peut la voir ainsi ! Cela rend la performance plus ludique, plus humaine.

Traduction : Valérie Malfoy