Sophia Al-Maria
avec João Laia
JOÃO LAIA

Commençons par la pièce qui t’a été commandée pour la Biennale de l’Image en Mouvement : The Limerent Object (2016)[1], dans laquelle tu explores les dualités homme-femme et dépeins la tension sexuelle en tant que générateur de chaos (tant créateur que destructeur). Tu fais également nombre d’autres associations dans ce film, entre un corps moite et charnu et des statues de pierre ou entre explosions atomiques et microorganismes. Peut-on dire que la terre est l’objet limérent de ta vidéo et que les humains représenteraient quant à eux l’élément obsessionnel de la relation ?

SOPHIA AL-MARIA

Les mythes des origines et de l’apocalypse sont les éléments centraux de ma recherche sur ce que pourrait être l’objet limérent. Le point bleu clair que nous occupons serait effectivement l’objet limérent de l’extraterrestre de la vidéo, et cette image saccadée, promesse d’annihilation et de salut, serait celui de l’humain. Au moment de créer cette pièce, je lisais un texte sur les rites originaux polynésiens, dans lesquels la cosmogénèse est initiée par le démembrement d’un hominidé. Cette image se retrouve dans différents mythes fondateurs à travers le monde, mais également aux niveaux micro et macro, lors de la division cellulaire, des atomes ou des planètes, par exemple. Je ne sais pas dans quelle mesure ma pièce exprime ces idées, mais elle constitue la première étape d’une série de travaux sur le sujet, qui deviendront de plus en plus limpides, je l’espère.


JL : The Limerent Object revient sur la représentation de la femme par la sculpture, qui me rappelle la Vénus de Willendorf et qui est un thème récurrent de ton travail. Alors que tes précédents travaux semblaient se center sur la représentation féminine dans le contexte des pays du Golfe, ou du monde arabe, tu sembles avoir à présent étendu tes recherches à une symbolique de féminité universelle. Pourrais-tu motiver le choix de cette figure de femme et nous dire dans quelle mesure elle est liée à tes précédents travaux ?

SA-M : Il ne s’agit là pas exactement de la Vénus de Willendorf, mais plutôt de l’agrégation de différentes déesses de la fertilité préhistoriques et des fameuses gravures rupestres martiennes du Tassili n’Ajjer dans le Sahara algérien. C’est en me basant sur ces deux œuvres d’art préhistoriques que j’ai fait de l’expression fictionnelle de la genèse panspermique mon terrain de jeu, et que j’ai commencé à me demander à quoi ressemblerait la « super mère » ou la première mitochondrie extraterrestre. Elles pouvaient être un vague amas de bactéries sur une météorite ou peut-être une forme quasi-humaine. En ce qui concerne le lien avec mes précédents travaux, je crois que c’est ce que l’on peut appeler un point de départ. Je souhaitais créer quelque chose de plus ambitieux que mes précédentes vidéos. Je me laisse facilement entrainer par le contexte, étant souvent réduite à mes origines géographiques et contrainte à parler de mon identité de femme arabe. Les contraintes financières sont un autre aspect, qui m’a par le passé forcé à travailler avec des séquences préexistantes. J’ai cette fois eu l’occasion de me plonger dans la représentation de mes cauchemars SF.

JL : La sculpture de femme et l’objet limérent de façon générale rappelle ton intérêt de longue date pour l’idée du temps, ou notre relation avec le temps. Le voyage dans le temps et l’infini sont des éléments récurrents de ton travail et sont des concepts clés de l’idée de Futurisme du Golfe. The Future was Desert Part I & Part II (2016) abordent tous deux ce lien avec le temps. Celui-ci est-il également présent dans The Limerent Object ?

SA-M : Si l’on pouvait parler à nos ancêtres, quels mots seraient adaptés ? Quelles sensations produirait-on sur nos ancêtres du Neandertal ? Qu’auraient-ils à nous dire ? Je pense que je les décevrais. Je ne lierais pas The Limerent Object au Futurisme du Golfe, car celui-ci constitue un ensemble de concepts bien précis, et dont je peux témoigner, sur la rapidité de l’évolution d’une civilisation pré-agraire en une société hyper-capitaliste. Il est ici question de quelque chose de plus ludique, qui existerait dans un sens plus « mytho-poétique ».

JL : Faisant suite à ma question préalable, est-ce que cette figure féminine recombinée peut être considérée comme un artéfact culturel, qui permettrait une sorte de voyage dans le temps ? Est-ce que tous les objets peuvent être compris comme des moyens pour voyager dans le temps ?

SA-M : Oui. Je n’ai vu de l’art pariétal qu’une seule fois, dans le Cederberg en Afrique du Sud. J’étais sur un campement et j’ai décidé d’aller me promener sur une crête voisine, où j’ai découvert des petites figurines rouges représentant un groupe de chasseurs. Dans ce coin, les peintures ont entre 8’000 et 10’000 ans, mais la région détient des spécimens vieux de 28’000 ans. Inscrire cela dans le contexte de la vie humaine a provoqué en moi un véritable vertige temporel. En ce sens, ces objets permettent un voyage dans le temps. Une émission télévisée de Nigel Kneal intitulée « The Stone Tapes » semble pertinente dans ce cas précis : elle se base sur l’idée que la pierre peut faire office de dispositif d’enregistrement ou de réceptacle de sons, d’images et de temporalités, en ce sens que nous ne voyageons pas à travers le temps, mais que des moments différents peuvent être révélés et projetés autour de nous.

JL : Je souhaiterais aussi aborder ton intérêt pour l’écologie et pour la menace d’effondrement imminente de l’écologie, pour lesquels les pays du Golfe présagent le futur de notre planète. Ta vidéo A Whale Is a Whale Is a Whale (2014) se focalise sur cette question, mais on peut également retrouver ces questionnements dans The Limerent Object. Pourrais tu expliquer dans quelle mesure cette nouvelle commande énonce tes opinions sur la situation écologique actuelle ?

SA-M : Notre situation est grave si nous nous considérons comme détachés ou comme ayant le contrôle de l’environnement. Je suis dans une période de deuil perpétuel pour les systèmes qui me soutiennent et l’avenir qu’ils promettent. A Whale Is a Whale Is a Whale représente une nouvelle tentative présomptueuse de donner voix ou d’imaginer la voix d’un être non-humain dans cette étape douloureuse. Certains trouveront cette sorte de ventriloquie suspecte. C’est un livre de Jane Bennet, Vibrant Matter (2009), qui m’a aidé à justifier cette idée de donner voix à des animaux ou encore à des extraterrestres, comme dans Petroleum, l’un de mes récents projets. Elle dépeint la superstition et le romantisme de l’anthropomorphisation comme des outils de lutte contre l’anthropocentrisme, et c’est à cela que j’aspire.

JL : The Limerent Object est une œuvre passablement sombre et morose, ou lugubre, selon tes propres dires, pleine de fantômes et autres objets hantés. La disparation de notre planète et l’extinction de l’humanité sont-elles les seules issues de notre ère ?

SA-M : Le message de l’extraterrestre dans The Limerent Object est à la fois une réponse à la question de nos origines et une réprimande de notre idée onaniste que l’auto-préservation d’une espèce est importante dans un univers indifférent comme le nôtre. Selon mon film, se masturber sur l’idée d’apocalypse semble être le dernier acte idéal que l’homme puisse réaliser. 😉

 

[1] Se traduirait l’objet « limérent », la limérence étant un terme inventé par la psychologue Dorothy Tennov pour décrire une forme d’amour obsessionnel, où l’être aimé est paré de toutes les vertus, obsède les pensées et crée un besoin de réciprocité très fort accompagné d’une peur aigüe de perdre cet amour. [Tennov, D. (1979). Love and limerence: The experience of being in love. Scarborough House.]

 

Traduit de l’anglais par Natalie Esteve