Il y a dans votre travail un intérêt certain pour le récit, qui semble dépasser le cadre strict de la fiction ou du documentaire. Vos films existent à la croisée de plusieurs genres.
Pour moi, la para-fiction, c’est un peu comme le puits où tombe Alice. Il y a une autre notion à laquelle je suis très attachée, c’est celle de parafiction. Aujourd’hui, on a tendance à privilégier le faux-semblant, ou ce qui est simplement plausible, au détriment de l’authenticité. La limite du cinéma documentaire, c’est l’idée même que le documentaire est construit sur la réalité. Si on construit un mur de briques sur le réel, un mur dont les fondations reposent sur la réalité, et qu’on enlève une ou deux briques fictionnelles à ce mur, il va s’écrouler : on a besoin de ces bouts de fiction pour croire à ce qui est placé dans le champ. Ce qui nous pousse à réfléchir à comment gommer la frontière du récit, du souvenir, et de l’histoire. Comment se débarrasser de la frontière entre réalité et fiction, ou jouer avec elle ? Comment révéler ses mécanismes ? On ne porte pas de jugement, on ne fait pas de commentaire sur la réalité ; il y a seulement un montage de propositions offert à l’appréciation du public.
JR : Dans des films comme Eldorado XXI (2016), il y a aussi une tension entre ce que l’on associe à l’image documentaire et la puissance narrative de la réalité sociale, où récit et témoignage sont intimement liés.
SL : Dans notre société contemporaine qui est saturée de stimuli visuels, on devrait toujours réfléchir à deux fois avant de créer une nouvelle image. Lorsqu’on crée des images, on traduit en quelque sorte le langage des choses en langage graphique. Personnellement, j’aime bien interroger ce qui est à l’œuvre dans ce processus : ce qui distingue une image de son essence phénoménologique, c’est son marquage historique. Chaque présent est déterminé par ses images synchrones. Chaque « maintenant » est un « maintenant » de référence catégorique, dans lequel la vérité est remplie de temps, jusqu’à son explosion. Cette explosion est la mort de l’intentio, qui coïncide avec la vérité née du temps historique. L’image est la dialectique suspendue entre passé et présent, et contient à un niveau supérieur la marque du moment critique (pour emprunter à Walter Benjamin).
JR : L’éthique de la représentation.
SL : J’imagine que pour moi, c’est le seul moyen possible d’assumer le fait que je fais de la non-fiction, et d’accepter que c’est un sale boulot. Même s’il est possible d’y trouver une sorte d’équilibre. Et c’est pour cela que ma présence est plus manifeste dans certaines œuvres.
Tous les réalisateurs qui font de la non-fiction sont confrontés à d’importantes questions éthiques. Nous sommes obligés de tenir compte de la façon dont nous habitons le monde en général, dont nous façonnons nos relations aux autres et notre posture morale.
Les réalisateurs de non-fiction sont responsables de ce qu’ils représentent, parce qu’ils soumettent des affaires personnelles au débat public. Ils sont responsables de leurs sujets, et de leur public. Le jugement n’est jamais loin. Ces réalisateurs doivent bien soupeser leurs actes, et ils devraient considérer la production, la diffusion et la réception de leurs films comme autant d’actes sociaux aux implications morales. Au lieu de simplement se demander si ce que l’on voit, ce que l’on entend, est crédible ou « authentique », on devrait plutôt réfléchir à quels intérêts sert un documentaire, quel impact il aura sur ses spectateurs, ou encore s’il prend en considération le bien des personnes qu’il donne à voir.
Réfléchissons à ces éléments : financeurs, sujets et spectateurs, pour voir comment ils sont liés au réalisateur. Quel courant circule dans ces liens, et à quel voltage ? L’honnêteté et la loyauté sont-elles à mettre sur le même plan que la responsabilité ? Non. Il existe différentes façons de trouver un équilibre, mais le fait de chercher une méthode équilibrée permettra de mettre en évidence le fossé. Car ce fossé a aussi sa place, et le film ne peut absolument pas exister indépendamment de ces éléments.
Si on peut être tenté d’envisager le documentaire comme un exercice de pouvoir politique et social, cela ne signifie pas pour autant que le réalisateur est dans le rôle du méchant loup – et c’est là, précisément, que les choses deviennent intéressantes, si l’on considère les relations de pouvoir comme potentiellement productives. Quand on est réalisateur, on devrait avoir conscience qu’un film permet au spectateur d’en savoir autant sur l’objet représenté que sur celui qui a fait le film. Par conséquent, il est pertinent que le réalisateur trouve une voix morale qui fasse autorité.
JR : Les films sont donc, en un sens, des portraits. Je crois que la structure d’une grande partie de vos travaux naît de la façon dont l’élément biographique, l’expérience, croise le récit plus large de l’Histoire, de la politique ou de l’économie. Elle jaillit de ce télescopage entre l’expérience individuelle d’une personne et ce contexte plus large dont cette vie est le vecteur. Prenons, par exemple, le protagoniste de No Man’s Land (2012).
SL : Qu’est-ce qui mérite d’être conservé ? Comment les gens ordinaires ou les chercheurs accèdent à ce patrimoine ? A qui appartient-il ? Pourquoi certaines portions de ce patrimoine sont-elles classées confidentiel ? Qui décide de ce qui doit être confidentiel ? Combien coûtent la conservation et le stockage ? Qu’est-ce qui disparaît quand la bibliothèque d’Alexandrie brûle ? Il est du devoir de l’humanité de collecter et de se souvenir, mais les collections sont forcément limitées, et confiées à quelqu’un ou une institution en particulier.
On ne peut pas séparer l’Histoire de la notion de traumatisme. Cela pose la question de la représentation du traumatisme. Quelque chose qui est à la fois inoubliable et immémoriale : n’y a-t-il pas là un processus de désir ? Il existe à travers le monde des projets d’archives incroyablement beaux. Depuis que je suis toute petite, chaque fois que je vais dans un pays étranger, je cherche les archives nationales. L’accessibilité diffère considérablement d’un pays à l’autre. Mais nous – s’il y a encore un « nous » à protéger – ne pouvons pas oublier. No Man’s Land est le témoignage de Paulo de Figueiredo, qui raconte son engagement en tant que mercenaire des forces militaires spéciales pendant les guerres coloniales portugaises, le rôle qu’il a joué au sein des GAL (Groupes antiterroristes de libération), commandos paramilitaires créés dans l’illégalité par le gouvernement espagnol pour éliminer les responsables de l’ETA, ainsi que son rôle en tant que mercenaire pour le compte de la CIA au Salvador. Au lieu de s’interroger sur la véracité de la mémoire historique ou d’essayer de confirmer un récit officiel, No Man’s Land se penche sur le moment du témoignage, sur l’espace habité par la mise en œuvre d’un souvenir. J’ai essayé de recréer un décor ou une scène où l’information ou le document sont périphériques et où l’essentiel est la façon dont quelqu’un joue et affirme en tant qu’Histoire sa propre vérité personnelle.
JR : Vos films tournent aussi autour d’une série de relations, en ce sens qu’ils créent un espace où un récit peut émerger.
SL : Mon travail explore plusieurs directions. L’une d’elle est la notion de limite – frontière – marge, dans une acception large. Je flirte avec ce que j’appelle des « crystal-images », et ces images sont imprévisibles. Elles contiennent des énigmes, tendent des pièges, et très souvent, nous devons nous demander si nous ne projetons pas une illusion.
J’aime jouer cartes sur table avec le spectateur, franc-jeu, mais je le force aussi à une lecture active. On doit choisir comment on veut percevoir ce qui est présenté à l’écran, et se battre avec ses propres a priori, sa morale, ses jugements, etc. Ce n’est pas une question de franche opposition, de noir et blanc. Plutôt de zone grise. Les gens paresseux m’ennuient.
Attendre, voilà une autre constante de ma pratique. Voilà la question clé : combien de temps dois-je attendre avant que la réalité devienne extraordinaire ? Parfois, cela revient aussi à se demander : combien la production est-elle prête à mettre ?
Je ne suis pas mystique, mais je suis fermement convaincue que le cinéma, qui est un travail d’artisan, est aussi un acte de foi et que chacune de ses images doit être capable de justifier son existence, par rapport à ce qui vient avant et après. Je crois aussi à l’honnêteté, et si votre but est de défier ou même de piéger le spectateur, il faut le faire de façon explicite (même si vous ne le révélez qu’à la fin).
JR : C’est intéressant, par rapport au temps du cinéma. Par exemple, cette longue prise, dans Eldorado XXI…
SL : Cela nous amène à la question de comment la durée affecte notre perception des images. Comment le spectateur perçoit la répétition à l’intérieur de l’image longue, et comment cela est lié à la notion de devenir. Comment la durée à l’intérieur d’une image révèle aussi le processus créatif, la méthode de l’attente, comment elle révèle la liberté et la loyauté – autant de concepts qui vont rarement de pair, hors de l’acte de traduire la réalité.
Dans Eldorado XXI, il y a une prise qui dure près d’une heure (en fait, j’ai laissé la caméra tourner pendant deux heures). Lawrence Weschler la décrit ainsi : « Des dizaines, puis des centaines de mineurs, grognant sous le poids de leur fardeau, avancent péniblement en rangs serrés, certains montants, d’autres descendants le long d’un étroit sentier de montagne escarpé. La scène commence au crépuscule et dure jusqu’à la nuit noire. A la fin, on ne voit plus que le ballet des faisceaux lumineux des lampes frontales des mineurs sur leurs casques. La bande son est faite du crissement de leurs bottes où se superposent ici et là des bouts de témoignages audio et des extraits flottants de causeries radiophoniques. Une procession de fourmis humaines, de Sisyphes à la Moëbius, un Escherscape dantesque. » Moi, j’y vois volontiers un faux trompe-l’œil.
JR : Parlez-moi de votre intérêt pour les lieux et les espaces particuliers : la Transnistrie, une mine au Pérou, un terrain de camping, etc.
SL : Je ne suis pas très à l’aise avec les frontières. Elles me déconcertent et me font peur. J’ai souvent été fouillée, retardée, agacée, pour avoir fait la bêtise de vouloir traverser quelques mètres de territoire. Les frontières sont des lignes administratives, autoritaires et hostiles. Leur existence est régulièrement critiquée par les géographes, qui les décrivent comme des actes d’exclusion. Toutefois, dans un monde sans frontières, vers où pourrait-on fuir ? Où est-ce que cela vaudrait la peine d’aller ?
En général, j’interroge des réalités qui génèrent une sorte d’inconfort, des non-lieux, ou encore des territoires qui sont difficiles à décrire.
Le no man’s land, c’est le terreau naturel de l’imagination. Un non-lieu où l’on s’arme pour supporter le silence inaltéré de l’univers qui dépasse notre imagination, et pour ne pas succomber à la panique ou à la menace d’une dissolution. Ce silence des abysses qui nous est étranger, mais auquel nous appartenons aussi. Cette part de nous qui est abandonnée à de purs possibles, à des obsessions irrépressibles de toutes sortes, à l’inertie de la peur, et dont nous nous protégeons à tort, par convention.
En plus du sérieux et de l’honnêteté dans le travail, il y a autre chose qu’on pourrait être tenté de cacher sous des intentions nobles et idéalistes, mais qui au fond sert aussi notre besoin irrépressible d’expériences extrêmes. Certaines de ces expériences sont rudes, mais quand on regarde en arrière, on s’aperçoit qu’on a gagné en endurance, dans l’attente du prochain défi. C’est une façon d’explorer ce lieu étrange qu’on appelle la réalité. Bien sûr, nous avons des engagements, des attentes, des partenaires et toutes sortes de responsabilités, mais quelle que soit l’issue du projet, je suis ici avant tout pour le plaisir. Je pense que je ne peux plus distinguer la vie de ce que je fais. Je suis contente de ne pas travailler à Wall Street parce que j’aurais une vie plus courte. Disons simplement que la création naît d’un fait qu’on a beaucoup de mal à envisager : qu’il faut donner une chance à ce qu’il y a de plus précieux au monde.
Eldorado XXI et The Burial of the Dead (2016), ce dernier étant un dispositif vidéo à trois écrans commandé pour la Biennale de l’Image en Mouvement, illustrent très bien ce que je viens de dire. A 5100 mètres d’altitude, le campement tentaculaire de la mine d’or de La Rinconada, dans les Andes, à la pointe sud-est du Pérou, est l’installation humaine permanente la plus élevée au monde, avec une population de près de trente mille âmes, dont la vaste majorité est désespérément démunie. Ici, presque tout, mines et mineurs, est informel, ce qui, selon les détracteurs, est un doux euphémisme pour illégal. La plupart des mineurs ne reçoivent aucun salaire, encore moins de bénéfice, mais travaillent selon un système archaïque appelé cachorreo : trente jours de travail non payé suivi d’un seul jour de frénésie pendant lequel les mineurs peuvent garder pour eux la quantité d’or qu’ils ont réussi à extraire de la quantité de minerais qu’ils ont pu transporter.
Tout a commencé en 2013, avant la première de No Man’s Land à Berlin. Un mot, « La Rinconada » ; une idée : celle de faire un film là-bas ; une certitude : aucune garantie de succès, étant donné l’altitude qui constitue un véritable défi, et le caractère hors-la-loi de ce site. Mais essayons quand même de trouver des financements, tentons notre chance, et je ramènerai un film. Facile. Bref, j’apprends que National Geographic veut faire un sujet là-bas. Sous l’angle du drame social. Pas une fois cette idée de drame social ne m’avait traversé l’esprit.
JR : Vous travaillez de façon très intimiste, avec une petite équipe et vous êtes présente, littéralement, dans les paysages que vous donnez à voir.
SL : Il faut être très sûr de soi, pour convaincre les gens de vous suivre. Sur certains projets, tout commence au bluff. Je crois que maintenant, les gens avec qui je travaille s’y attendent un peu. Je suis une très mauvaise joueuse de poker. Vous avez déjà vu cela dans mes films. J’ai constaté qu’à plusieurs reprises, certaines personnes qui étaient amenées à prendre plus de risques que d’autres, et sans avoir été prévenues à l’avance, étaient non seulement partantes mais en redemandaient, et je leur en suis reconnaissante. Pourvu que ça dure ! Je pense que dans la plupart des cas, il est très clair dès le départ que les choses peuvent « mal tourner », et nous acceptons ces conditions comme faisant partie du projet.
Et puis, nous avons plusieurs plans B. C’est ça, de travailler avec un bon producteur. Sur le tournage d’Eldorado XXI, ma société de production O Som e a Fúria, à Lisbonne, n’aurait pas été très surprise si j’avais appelé en disant « on arrête tout, on renvoie l’équipe ». Pour être tout à fait honnête, c’est ce qui a failli se passer peu après la deuxième semaine de tournage, mais on a continué, et j’ai trouvé une solution, grâce à mon équipe.
Ce n’est pas toujours la même échelle, le même investissement, en personnel et en budget, en fonction des projets. Il y a des projets de moindre envergure que j’autoproduis ou que je coproduis. Disons qu’au bout du compte, je suis extrêmement pragmatique, j’essaie de prévoir tous les scénarios possibles, et toutes les conséquences imaginables. Il faut être honnête, lucide, jouer franc-jeu, et trouver les bons partenaires.
JR : Vous avez travaillé à la fois dans le milieu des galeries et dans un contexte plus cinématographique. Est-ce que ces deux domaines ont des qualités propres qui vous intéressent ?
SL : Je dirais que chaque projet trouve son propre espace, et que certains de mes travaux ont une souplesse qui leur permet de s’adapter aux deux. Mais si je montre exactement le même travail dans les deux contextes, la perception du spectateur ne sera pas la même. Les codes sociaux qui régissent la façon dont on circule, dont on se comporte dans ces deux espaces que sont le cube blanc et la boîte noire ne sont pas les mêmes. Ils ont chacun leur tradition, leur histoire, leur impact culturel. Les notions d’« expanded cinema » ou d’installation vidéo dans l’espace d’une galerie conduisent à différentes expériences, qui produisent des effets différents et, au final, ne touchent pas le public de la même façon.
Un dispositif vidéo à un seul écran est plus facilement adaptable à différents espaces, tandis qu’une installation vidéo à plusieurs canaux de projection est généralement plus spécifique au site pour lequel elle a été conçue, où le dispositif a été mûrement pensé pour un espace en particulier.
Dans une galerie ou sur une scène de théâtre, les intentions sont identiques. Les outils et les moyens mis en œuvre pour interroger la réalité sont les mêmes, seuls les formats et les dispositifs d’exposition diffèrent. En général, je fais appel à un designer pour dessiner l’espace de la galerie, et ensemble, on essaie de diriger et de prévoir les mouvements des spectateurs. C’est amusant, et côté budget, je ne suis pas prête à transiger sur cette phase de conception ; je préfère encore adapter mon projet au budget pour que cela soit possible.
Traduit de l’anglais par Valérie Julia