Pauline Boudry & Renate Lorenz
avec Helga Christoffersen
HELGA CHRISTOFFERSEN

Tout d’abord, j’aimerais vous interroger sur votre usage des documents du passé dans votre travail, et l’évolution de cet usage depuis Normal Work (2007), votre première collaboration. Dans cette installation, votre ami et collaborateur Werner Hirsch reproduit les poses tirées des archives photographiques de Hannah Cullwick. La vidéo étant projetée parallèlement aux documents, le rapport est donc évident. Dans une œuvre ultérieure, Salomania (2009), vous filmez devant une projection de Salomé, film muet d’Alla Nazimova de 1923, une performance qui redouble et se superpose à la « danse des sept voiles », et cette fois le document historique est englobé dans le champ de la caméra. Plus récemment, dans No Future/No Past (2011) ou I Want (2015) cette référence n’est plus apparente. Pourquoi cette occultation ?

PAULINE BOUDRY & RENATE LORENZ

Normal Work a pour origine une série d’autoportraits mis en scène d’Hannah Cullwick, une domestique de l’époque victorienne de la seconde moitié du 19ème siècle. Dans cette vidéo, l’artiste Werner Hirsch reproduit scrupuleusement quatre de ces images montrant Hannah Cullwick en servante, en lady, en gentleman, et en esclave de sexe masculin. Le film est présenté avec une sélection de treize des photos originales, recadrées par nos soins. Le journal et les clichés d’Hannah Cullwick forment un matériau très riche. Il a fallu d’abord se limiter à ces quatre clichés clés. Ensuite, nous les avons considérés comme une sorte de partition nous guidant pour faire le film. L’artiste, Werner Hirsch, ne vise pas à « être » le personnage, mais à établir un contact avec les vêtements, les gestes, les poses. Et on le voit s’appliquer à devenir la photographie. Le plaisir lié à ce travail, et sa communication au public, c’est ce que nous appelons « se travestir pour l’amour de l’art ». L’artiste présente sa médiation pour appréhender ce document historique, il ouvre un dialogue entre les pratiques drag d’hier et d’aujourd’hui, et permet, nous l’espérons, au public de participer à ce processus. Et les documents eux-mêmes bénéficient de cette relecture, délaissant les rayons de la Bibliothèque de Trinity College pour connaître une vie nouvelle. Notre travail est intimement lié à ces « futurs antérieurs » qui n’ont pas pu s’épanouir, ayant été, souvent brutalement, réprimés – les archives d’HC n’ont été accessibles que cinquante ans après sa mort. En travaillant à cette vidéo, nous avions l’impression que cette femme était une « collaboratrice » d’un autre temps, mais aussi une performeuse qui, grâce à son œuvre, nous permettait de développer nos idées sur les classes sociales et les rapports néolibéraux d’aujourd’hui entre travail et sexualité – Renate a également publié un livre qui part de ces images. Pour nous, cette femme est une artiste et nous voulions présenter ses clichés dans leur dimension d’œuvres d’art. Par ailleurs, si ces photos n’avaient pas été montrées en même temps que la vidéo, le public aurait pu croire, à tort, qu’il s’agissait d’une affabulation de notre part, ce qui n’était pas notre propos.
Quant à nos dernières œuvres, c’est vrai : pour No Future/No Past et I Want, tout se passe comme si nous laissions le passé apparaître sous une forme déjà modifiée par la rencontre avec les performeurs, les incarnations et pratiques drag actuelles. Les textes dont nous sommes partis se mélangent. Nous n’avons pas éprouvé la nécessité d’expliciter références et citations, et nous espérons que cela permettra au spectateur d’établir ses propres connexions plus librement.
Vos remarques nous rappellent le concept d’ « étrange rencontre » de Sara Ahmed : ici, la rencontre n’est pas le contact de deux entités distinctes mais se définit par son aptitude au changement. Une « étrange rencontre » comprend la notion de surprise, c’est une expérience ouverte, fondée sur l’absence d’indices qui nous permettraient de contrôler cette rencontre, ou d’imaginer son dénouement. Par là, affirme Ahmed, les rencontres modifient les limites de ce qui nous est familier. Dans I Want, la rencontre commence dès la partition, avec les extraits des romans de Kathy Acker (poétesse punk féministe), les « chats » et discours de Chelsea Manning (militaire transsexuelle, lanceuse d’alerte), qui produit, guidé par les stratégies artistiques d’Acker, un troisième texte dont nous avons été les premières surprises.

 

HC : Étant donné la façon dont votre utilisation des documents a évolué, je suis tenté d’établir une autre parallèle : il me semble qu’à vos débuts, vous installiez une relation claire entre vous-mêmes derrière la caméra, le performeur en face, et le document historique. Dans les travaux plus récents, cela a beaucoup changé et désormais la relation instaurée est entre vous, le performeur et le spectateur. Je suis frappé par la façon dont l’espace où vous montrez votre travail a changé – vous avez fait de la place au spectateur, et vous lui avez suggéré une chorégraphie.

PB/RL : Le rapport au public a sans doute toujours été inscrit dans l’élaboration des vidéos. Dans Normal Work, il y avait – quasi invisible dans le film, mais visible pour qui assistait à la performance – un miroir dans le rôle du tiers entre nous à la caméra et le performeur, qui occupait la place du spectateur jugeant de la réussite ou non de ces imitations. Dans notre seconde pièce, N.O. Body, la femme à barbe rit pendant toute la durée de la vidéo, selon les indications de la partition. Ce rire s’adresse directement au spectateur, tout en refusant de lui donner des indications sur la réaction à avoir face à ces clichés qu’on lui montre.

Il est vrai que nous essayons de plus en plus d’inscrire ces procédés dans l’espace de projection. Nous avons inventé des configurations spatiales telles que le public pénètre dans l’espace par une genre de coulisses, et soudain apparaît « sur scène » ou à la vue des personnes déjà sur place. Cela a aussi pour effet de brouiller la frontière entre performeurs et spectateurs : les performeurs semblent contempler le public, et réciproquement. Nous désirons que les spectateurs prennent le temps de s’orienter dans l’espace, de trouver leur place, d’établir des rapports. Il s’agit aussi d’une désorientation temporelle, qui a son importance. Dans nos dernières expositions, nous avons aménagé des estrades pour le public. Au début cette construction peut passer pour un endroit où s’asseoir, mais à la fin de la projection, il s’éclaire et le public s’aperçoit qu’il était sur la scène depuis le début et qu’il est peut-être en train de devenir un performeur. Cet objet – un endroit où s’asseoir – passe du statut de sculpture en bois à celui de banquette, puis de scène, et vice versa. L’objet-scène est placé au centre de l’espace d’exposition, mais reste vide à titre de potentialité pour des performances à venir.

HC : Cette volonté de créer un espace pour le spectateur, n’est-ce pas une façon d’introduire une certaine vulnérabilité dans l’espace ? De cette façon, vous placez l’observateur sur la sellette, alors que jusque-là la scène était réservée au performeur…

PB/RL : C’est une réflexion intéressante, si l’on pense à la façon dont nos performeurs font leur « entrée » dans nos films. À chaque fois, il y a une scène. Un auditorium désert du 19ème siècle dans N.O. Body. Un studio de danse dans Salomania. Un studio d’enregistrement dans To Valerie. Nous avons des estrades de discothèque dans Contagious et I Want. Et dans Opaque, une piscine vide. Ce sont des lieux qui ont une histoire, qui jouent un rôle. Même si nous choisissons de filmer en extérieur, dans un champ comme pour Charming for the revolution, ce champ devient une scène. Pour nous, cette artificialité /théâtralité était destinée à contrecarrer toute notion d’authenticité ou d’ « univocité » de la performance, mais vous avez raison de remarquer que cela rend vulnérables les performeurs. Il y a peut-être une tension entre le « glamour », la force et la vulnérabilité ; les silhouettes dans nos performances filmées désirent ardemment être sur une scène, alors que le dispositif scénique cherche à brouiller la distinction entre performeur et public. Certaines potentialités en sont ouvertes, mais cela entraîne en même temps une certaine instabilité. Le spectateur n’a pas la liberté de maîtriser la situation mais il n’apparaît pas non plus comme un corps neutre ou invisible dans l’espace de la performance. À nos yeux, « déplacer » le spectateur l’aide à repousser les limites de ce qui lui est familier.

HC : Ces dispositifs créent, bien entendu, également un rapport direct entre le performeur qui se trouve sur scène, face à la caméra, et vous-même qui êtes derrière. Je pense en particulier à Normal Work, qui illustre très bien ce propos : votre présence est directement soulignée par Werner Hirsch à travers les gestes qu’il vous adresse, et en un certain sens vous êtes désignées comme étant le public de Hirsch – et bien sûr dans d’autres œuvres nous savons bien que vous êtes derrière la caméra. Puis, dans Contagious (2010) vous élargissez le public, et soudain vous n’êtes plus les seules à regarder. Ensuite, dans I Want, je dirais que vous réussissez à compliquer encore davantage, en construisant une véritable scène, où s’asseoir et d’où regarder Sharon Hayes qui apparaît sur deux films simultanés, montrant clairement qu’il y a plusieurs personnes qui la regardent au même moment alors qu’elle n’est pas non plus la seule sur scène. Pour moi, vous travaillez avec une chorégraphie de regards de façon à compliquer votre propre présence dans ce travail. En concevant un espace pour le public et en multipliant les cadres de la caméra, vous créez des situations où il se produira quelque chose qui vous échappera, et vous perdez aussi le contrôle du regard du spectateur qui participe davantage à la conversation tandis que votre propre place est, elle, plus ambiguë.

PB/RL : Nous aimons cette idée de chorégraphier le regard du public d’une part, tout en perdant exprès le contrôle de l’autre. Compliquer ces axes dans l’espace, c’est certainement abandonner les positions préordonnées et par conséquent perdre le contrôle. Néanmoins, la stratégie consiste à évoluer entre maîtrise et perte, ou abandon. Par exemple, nous avons toujours choisi une caméra avec des mouvements d’objectif puissants, qui commandent le regard tout en visualisant ce contrôle en même temps. Dans I Want, nous avions placé deux caméras avec deux directeurs photos derrière chacune. Ils filmaient la performance en même temps. Il n’y a presque pas eu de montage. Sur cette « perte de contrôle », les longs plans séquences de 10 à 15 minutes autorisent les erreurs, tant chez les performeurs que du côté de la chorégraphie des caméras : cela nous convient, les fautes permettent souvent de créer des moments importants dans notre travail. Dans l’espace de l’exposition, nous avons deux projecteurs, qui projettent ces deux films côte à côte. Les films débutent quasiment par le même cadre et les mêmes mouvements de caméras, et puis les caméras « décrochent » de plus en plus, se désynchronisent. C’est au spectateur de choisir le côté qu’il regarde. La salle de projection doit avoir des dimensions telles qu’il est impossible de suivre les deux caméras simultanément. Cela signifie également que chacun verra un film différent.

HC : Vous laissez entendre que la position derrière la caméra n’est pas figée et que vous n’êtes pas les seuls auteurs de la pièce… ?

PB/RL : Excellente remarque ! Si chacun voit « son » film, alors chacun en est le producteur. Le film invite les spectateurs à intégrer la liste des identifications changeantes, identification à Sharon Hayes, qui s’identifie à Kathy Acker, qui s’identifie à Chelsea Manning, qui s’identifie à un membre de l’ALS, qui s’identifie à Jackie Onassis, dans un flux perpétuel. C’est ainsi que le public s’ajoute à la liste croissante des collaborateurs.

HC : Ce qui me frappe le plus, c’est votre manière de toucher à l’intime : tout votre travail résulte de relations interpersonnelles et mettent en scène des relations intimes entre les gens, vous-mêmes, les performeurs et peut-être, plus récemment, également avec le public.

PB/RL : C’est peut-être parce que nous ne recrutons jamais des acteurs, mais des amis et/ou des personnes dont nous admirons le travail. Par ailleurs, nous ne cherchons jamais à nous effacer derrière la caméra – Dans Toxic, elle se retourne et on peut nous voir, dans d’autres films, on nous voit faire le clap, on nous entend parler et donner des indications hors champ. Ainsi, notre relation aux performeurs ne disparaît pas derrière la performance et nous espérons que cela permet au public de ressentir lui aussi une certaine proximité. Nous aimons l’idée que la caméra incorpore des lignes de désir, prendre plaisir à regarder (avec les performeurs et les spectateurs), un plaisir trop souvent restreint dans d’autres situations sociales régulées. Nous voulons faire des films qui ne produisent pas seulement des alternatives à l’ici et maintenant, mais qui soient marqués par les traces des violences passées et présentes.

 

Traduction : Valérie Malfoy