Kerry Tribe
avec Yann Chateigné
YANN CHATEIGNÉ

Tu t’apprêtes à présenter Exquisite Corpse à la Biennale de l’Image en Mouvement, un film sur le fleuve Los Angeles que tu as récemment réalisé. Le film suit le parcours du fleuve, de sa source dans la vallée de San Fernando au nord-est de la ville, à son embouchure dans l’océan Pacifique. Au fil de ce périple, s’enchainent paysages, animaux et autres habitants de ses fonds et abords. En tant qu’Angelena, pourquoi avoir choisi cette rivière en particulier ? As-tu une raison particulière, vécu un évènement marquant, qui t’auraient poussé à choisir cet élément naturel comme sujet de ce travail ? Quel était ton but précis en amorçant ce projet de « river movie » ?

KERRY TRIBE

En 2003, mon atelier se situait à un bloc du Los Angeles, je circulais régulièrement le long de celui-ci, sans jamais vraiment penser à le regarder. Mon atelier actuel est également proche du fleuve, mais le quartier a entre-temps subi une certaine gentrification, l’intérêt pour ce cours d’eau a explosé et une poignée de promoteurs se disputent ce lopin de terre qu’ils considèrent comme la dernière pépite de l’immobilier local. Le fleuve subit un état de flux perpétuel et ses changements répétitifs échappent à toute documentation. Depuis mon tournage, le fameux « 6th Street Bridge » a été détruit et ses décombres débarrassés. Dans l’une des scènes de mon film, on en voit une moitié encore debout, puis il apparait intact dans la scène suivante. Lorsque la ville de Los Angeles m’a invitée à proposer une œuvre d’art intégrée, je décidais de présenter ma pièce dans un parc public à mi-chemin entre mes deux ateliers, et décidais de montrer la rivière à ce moment charnière de son évolution. Mon idée initiale était d’immortaliser ce que je trouvais, en espérant que cet esprit de découvert se répercuterait dans le film.

 

YC : Ton film ne se focalise bien évidemment pas uniquement sur la rivière en tant que telle, mais traite également de son environnement, de l’activité sur ses berges, de la nature, des gens, communautés et destins individuels à ses abords. J’ai été particulièrement interpelé par la façon dont tu éclaires des enjeux tant sociaux qu’environnementaux particulièrement pertinents, non seulement pour le contexte californien, mais de façon plus large également. As-tu fait appel à une méthode particulière pour documenter l’écosystème de la rivière et de ses alentours ? Avais-tu des intérêts politiques spécifiques ? Le processus de tournage et le voyage qui en découle ont-ils influencé ou même changé ta façon d’appréhender ton protagoniste ?

KT: Le futur du Los Angeles est en effet un sujet majeur de la politique publique actuelle, tant au niveau municipal, provincial que fédéral. Des plans de revitalisation massive sont en cours de développement, présentant des visions concurrentes de l’avenir du fleuve. Dans ce contexte politique particulier, je souhaitais créer un film capable de montrer aux gens l’activité réelle de ce fleuve et ce qui est à l’œuvre le long de son parcours, sans jugement particulier. J’ai essayé d’être aussi démocratique que possible et de porter la même attention à chacune des parties de son cours, sans me restreindre aux zones occupées par les personnes à la peau blanche. Je voulais donner à voir ce que les gens ne voient justement pas, sans privilégier quelque connaissance que ce soit.

YC: Tu dis avoir voulu réaliser un film de 51 minutes pour miroiter de façon symbolique les 51 miles du Los Angeles. C’est là une analogie magnifique entre formes filmiques et sources d’eau, entre flux cinématographique et aquatique. Cette pièce a-t-elle une portée métaphorique particulière ? Dans les certains textes anciens, les rivières se rapportent souvent à la mort, l’eau incarnant une sorte de passage entre deux états, par exemple. Ton œuvre semble être au contraire tournée vers la vie, et tout type de vie qui se développe autour de l’eau.

KT: Je n’ai réfléchi ni en ces termes symboliques, ni d’archétypes, non. En réalité, j’ai souhaité que tout soit extrêmement spécifique. J’ai continuellement rappelé à mon équipe et à mon monteur souhait que chacun des éléments du film n’existe que par lui-même. Je n’aime pas inventer des histoires, c’est pourquoi j’ai été soulagée de constater que ce cours pouvait faire office de script, persuadée que les histoires se révèleraient par elles-mêmes. Nous étions une petite équipe, et à chaque fois que nous croyions savoir à quoi nous attendre, la rivière nous surprenait. Ce qui était peut-être le plus inspirant était de découvrir la grande résilience de la vie le long de ce fleuve. Même dans les tronçons industriels les plus stériles, vous voyez des oiseaux se tenir dans les eaux peu profondes, et au crépuscule, des hirondelles fendre le ciel. Nous avons croisé un canard spécialement sociable, des chats en laisse et beaucoup de chevaux. Là où il y a de l’eau, il y a la vie.

YC: Exquisite Corpse (« cadavre exquis »), le titre de ta pièce, fait référence aux Surréalistes et à leur intérêt particulier pour le hasard, l’inconscient et les associations aléatoires. Le cours du film évoque en effet une sorte de dérive, propice aux révélations et aux rencontres fortuites. De quelle façon cette tradition informe-t-elle ton film ? A un autre niveau, le film semble se distancier de la nature onirique des films surréalistes, en intégrant d’autres dimensions propres au cinéma, se rapprochant d’une pratique documentaire, de l’inconscient collectif du film de paysage américain ou encore de la fiction. Pourrais-tu m’en dire davantage sur la forme exacte de ton film ?

KT: Tout comme mon film, un cadavre exquis est un portrait composite créé par adition de segments, mais ta question articule magnifiquement une dialectique qui est centrale au sein de ma pratique. J’ai tendance à créer en suivant des règles strictes (telles que les 51 miles en 51 minutes, par exemple), je n’aime pas inventer les choses. D’un autre côté, je sais que lorsque que l’on mêle les images et le son dans un temps donné (à quoi d’autre sert un film ?), une ribambelle d’associations, extérieures à ce qui est réellement montré, sont évoquées. Tout processus de montage produit une réalité qui n’existait pas auparavant. Croire en l’idée poétique que mes créations toucheront le spectateur tient de la véritable profession de foi, mais c’est souvent à ce moment précis que la magie opère.

Traduit de l’anglais par Natalie Esteve