Jenna Hasse
avec Fabrizio Polpettini
FABRIZIO POLPETTINI

Dans ton parcours, as-tu eu un « accident déclencheur », un évènement ou une situation qui t’aurait amené vers le cinéma ?

JENNA HASSE

Dans mon cas, c’est une histoire qui mélange théâtre et cinéma. Quand j’étais toute petite, ma mère m’a emmené voir un spectacle dans lequel jouait un de ses amis, qui est acteur. C’était une sorte de « cabaret jungle ». Ce n’était pas comme au théâtre où tu t’installes et tu as le public d’un côté et les acteurs de l’autre, mais les acteurs allaient vers le public en jouant leur personnage. Cet ami de ma mère, que je connaissais très bien, nous a accueillis déguisé en cowboy. Moi j’étais très contente de le voir mais lorsque je lui ai dit bonjour, il m’a parlé comme s’il était réellement un cowboy. Il m’a dit : « T’es qui toi ? » tout en me menaçant avec son flingue ! Ce n’est qu’une petite anecdote mais ça m’avait frappé, d’une part je m’étais sentie trahie, mais en même temps j’étais complètement fascinée par la possibilité que quelqu’un que je connaissais bien devienne quelqu’un d’autre. Je commençais le théâtre et cet événement anodin m’a ouvert une nouvelle dimension, qui impliquait aussi la possibilité de mettre en suspens toutes les conventions sociales. C’était un sentiment de grande liberté et en même temps quelque chose de totalement effrayant.

 

FP : En août (2014), ton premier court métrage, est partiellement autobiographique. Pourrais-tu parler de la relation qu’il y a dans tes films entre ce que tu puises dans ton expérience personnelle et cette « possibilité d’être quelqu’un d’autre » ?

JH : C’est effectivement un film inspiré d’évènements que j’ai vécus. Ça parle d’un divorce, d’un père qui s’en va. C’est la dernière matinée qu’une gamine passe avec son père, il fait ses valises et elle va faire un tour en voiture avec lui avant qu’il parte, avant leur séparation. Même si je pars de faits réels, je ne fais que les trahir. Je change beaucoup de choses, pour essayer d’en extraire l’essentiel, une émotion, quelque chose que je peux raconter aux autres et qui ne soit pas simplement de l’ordre du personnel. Ça reste des sujets intimes mais en même temps ce n’est plus « ma vie », j’essaie plutôt d’en faire quelque chose de commun, qui peut parler à beaucoup de monde. Cependant, au début, il s’agit vraiment de sensations personnelles. Par exemple dans En août, je suis partie du fait que quand j’étais gamine, j’adorais regarder mon père se raser et il y a aussi d’autres éléments plus clairement autobiographiques : j’ai tourné dans un chalet en Suisse parce que c’est dans un chalet en Suisse que j’ai grandi, et j’avais envie de tourner dans des territoires que je connais.

FP : Est-ce qu’on pourrait dire que, pour toi, la fiction est ce qui te permet d’accéder à cette à cette possibilité d’être quelqu’un d’autre ?

JH : Je crois que oui. Je n’ai jamais fait de documentaires jusqu’à présent et, peut-être aussi parce que je suis comédienne, j’ai toujours eu envie d’aller vers la fiction, qui est pour moi une façon de transfigurer les choses et, d’une certaine manière, de changer la vie. Ça ne change pas vraiment ma vie personnelle, mais c’est une façon d’avoir plus de recul sur ce que je vis. Je ne parle pas seulement du fait de faire des films mais aussi et surtout du fait d’en regarder. Le cinéma c’est une multitude de regards sur le monde et les grands cinéastes sont ceux qui portent des regards précis, authentiques. Etre cinéphile c’est aussi une façon de comprendre mieux le monde et ce qui m’arrive et, finalement, quelque chose qui me permet de vivre. C’est exactement pareil dans mon travail de comédienne : quand je joue du Tchekhov ou du Shakespeare, j’essaie d’emmener des sensations qui sont proches de ce que j’ai vécu personnellement, et pourtant ce qui est intéressant c’est que le spectateur se moque que ce soit quelque chose qui vient de moi, il est dans la fiction, il est avec le personnage.

FP : Ça me fait penser à ce qu’a dit une fois Godard : « Le documentaire, c’est ce qui arrive aux autres, la fiction, c’est ce qui m’arrive à moi. » En parlant de Jean-Luc Godard, qui vit aujourd’hui à Rolle, j’en profite pour te demander de parler du projet que tu développes actuellement, qui est une adaptation d’un romande l’un des plus grands écrivains romands, L’amour du monde (1925) de Charles-Ferdinand Ramuz.

JH : C’est un film d’époque, dont l’action a lieu en Suisse au début du 20ème siècle. L’amour du monde raconte l’arrivée du cinéma dans un petit village de Lavaux et comment l’irruption de ces images et le retour de Louis, un jeune homme qui était resté longtemps à l’étranger, vont créer la pagaille dans un village. Louis a une autre manière de fonctionner : il ne travaille pas et il n’est pas vraiment apte au travail, il préfère jouer avec les enfants et il a une manière d’être qui dérange la communauté. Dans le roman, nous sommes dans une dimension proche du conte, il n’y aucun village dans le Lavaux qui ressemble au village qu’il décrit. Ce qui est aussi intéressant dans cette histoire c’est – alors qu’aujourd’hui nous sommes complètement bombardés d’images et nous n’arrivons pas vraiment à appréhender l’effet de ce bombardement – de revenir au moment de l’arrivée du cinéma, aux questions que les gens se posaient à cette époque, et à comment ils se disaient que ça allait changer complètement leur rapport à la vie.

FP : Il y avait même à cette époque des gens qui disaient que le cinéma pouvait provoquer des maladies des yeux, avec tout un commerce parallèle de remèdes et de thérapies.

JH : Je suis sensible à cette question du changement technologique et je pense que c’est ce qui fait en partie l’actualité de ce texte de Ramuz. L’autre pan du roman qui me travaille c’est le rapport aux images dans le sens d’un rapport au fantasme. Comment ces images se mettent à voyager dans la tête des villageois ? Qu’advient-il ensuite ? Rien peut-être, ou quelque chose de très violent aussi. Il y a un personnage qui s’appelle Thérèse et que je trouve très beau. C’est la fille du gendarme du village, elle voit les femmes sur l’écran et elle décide de partir, de s’enfuir. C’est intéressant de voir comment toutes ces personnes vont réagir différemment à l’arrivée du cinéma, à cette petite révolution. Thérèse va partir, elle va laisser son père seul et ça va se terminer très mal. C’est une grande tragédie. Je trouve ça très fort, à quel point elle vit quelque chose d’intense et comment, en même temps, elle se fait avoir. Elle n’est pas heureuse où elle est et elle poursuit un fantasme. Ça questionne tout notre rapport aux récits et aux images dont je parlais tout à l’heure, elle se fait prendre au piège par une fiction. Le livre parle aussi d’un village protestant, d’une certaine mentalité qui dit qu’il ne faut pas se distinguer de la masse, qu’il faut rester à sa place. C’est une dimension dans laquelle la vie est essentiellement vouée au travail.

FP : Cela nous amène à Soltar (2016), le film que tu présentes à la Biennale de l’Image en Mouvement : d’une part parce que tu tournes au Portugal, et ce sont là aussi des territoires qui te sont familiers, et d’autre part parce que le personnage principal est encore une fois un jeune homme dont la présence est perturbante, parfois même inquiétante.

JH : J’ai grandi entre ces deux pays. Mon père est portugais et ma mère est suisse, ils se sont rencontrés quand mon père faisait les vendanges sur la Côte, et ma mère, qui a grandi dans un petit village de montagne, l’a suivi au Portugal. Je suis née là-bas et plus tard on est revenu en Suisse. On aurait pu tourner le film ailleurs mais, au-delà de l’aspect biographique, je trouvais tout simplement puissant le fait d’être près de l’océan Atlantique. Je n’aurais pas pu tourner de la même façon ailleurs. Je ne sais pas ce qui se passera dans dix ans, je serai plus mature et aurai fait peut-être d’autres films, mais j’avais besoin de filmer des lieux que je connais, avec lesquels j’ai un rapport particulier. En fait, je sais où poser ma caméra, trouver le cadre. Pour En Août et Soltar c’était nécessaire en tout cas. Le reste on verra, je n’en sais encore rien. Le personnage masculin s’inspire d’une histoire que j’ai vécue quand j’avais vingt ans. Comme dans L’amour du monde, il s’agit de quelqu’un qui est dans la marge. On ne sait pas ce qu’il a, mais on comprend bien qu’il ne s’agit pas simplement d’un dépressif. Il y a quelque chose d’autre qui l’anime et, plus généralement, je dirais qu’il est dans une autre réalité. Alors que la fille, même si elle a l’impression de découvrir tout avec lui, elle est contrainte à l’abandonner pour survivre. C’est tout le drame du film. Elle se rend compte qu’elle ne peut plus vivre avec lui, même si elle aimerait continuer.

FP : Dans les deux cas, le marginal est pour toi l’objet d’amour, ce n’est pas vu à la première personne, ce n’est pas le narrateur qui est marginal.

JH : À chaque fois, ce que j’essaie de raconter c’est mon expérience, comment j’ai rencontré des gens qui étaient « hors norme » et comment ces gens m’ont bousculé. Dans L’amour du monde, il s’agit d’une communauté fondée sur le travail, et ce que fait le personnage c’est perturber tout ça. Dans Soltar par contre c’est vu à travers l’histoire d’amour d’une jeune fille, parce que je me suis dit que c’était la façon de voir cet événement au niveau le plus intime. C’est une déchirure que tout le monde peut comprendre, car même si on voit qu’il a des comportements excessifs, on est triste de le voir partir car il nous fascine. Finalement, c’est une manière peut-être de mieux cerner « la norme » et non pas de parler de marginalité comme quelque chose d’excentrique, de triste et d’exotique.

FP : Pour revenir à En août, alors qu’on est dans l’univers de l’enfance et d’un personnage qui serait « en marge » pour une raison ou pour une autre, il y a quand même cette question de la déchirure. Pourrait-on dire que c’est la déchirure elle-même qui nous déplace, qui nous fait grandir, et cette séparation implicite, le fait qu’à un moment on va devoir se séparer de ces personnages, est justement ce qui nous touche ?

JH : Les deux films sont des moments clés de la construction d’une jeune femme. Une sorte d’éducation sentimentale, où l’on apprend à dire au revoir tout le temps à quelque chose. A la fin de Soltar, il y a une chanson de Caetano Veloso qui parle d’un homme qui part pour Bahia et dit au revoir à sa terre natale. Même s’il est ici question d’une terre et non d’une personne, c’est la même chose qui est raconté : ce qui se passe quand la petite fille dit au revoir à son père et d’une certaine manière à son enfance ou quand, plus tard dans sa vie, elle dit au revoir à un amour et à une saison de sa jeunesse. C’est vrai qu’à la fin du film on se sépare d’eux aussi, l’image redevient noire, c’est terminé, tout est tendu vers ça aussi, une sensation réelle de fin.