Hicham Berrada
avec Ralph Rugoff
RALPH RUGOFF

Tu dis partir du principe « que tout existe dans la nature et que nous sommes en elle ». Pour Boom, ton projet pour la Biennale de l’Image en Mouvement, il me semble cependant que la transformation de l’environnement est provoquée par une intervention clairement contre-nature : une explosion à la dynamite. Cette pièce s’écarte-t-elle donc de ce principe ?

HICHAM BERRADA

A mes yeux, Boom n’est pas en contradiction avec ce postulat, car l’homme ne fait que « trier » ce qui existe dans la nature. Les 117 éléments répertoriés par la table de Mendeleïev composent toute la matière qui existe sur terre et dans l’univers. L’homme n’est pas capable de créer un nouvel élément, il ne peut qu’agencer différemment ceux qui existent déjà, comme un enfant jouant aux Legos. Il peut combiner les briques dont il dispose, sans pour autant être capable de modifier ou de créer de nouvelles briques élémentaires. Ainsi, ce que l’homme « crée » chimiquement peut être comparé à un Lego ré-agencé.
La dynamite (trinitate de glycérol) est obtenue par mélange de glycerol et d’acide nitrique, deux substances présentes dans la nature. L’homme ici est seulement le vecteur provoquant la rencontre de ces deux produits, et leur activation sous l’effet d’une combustion.
Pour moi, les explosions sont partie intégrante de la nature, chaque seconde dans chaque soleil se créent des explosions atomiques des millions de fois plus puissantes que des bombes créées par les humains. Selon la théorie du Big Bang, une explosion a donné naissance à l’univers. L’explosion, que nous considérons généralement comme un acte destructeur, peut aussi être pensé comme féconde et créatrice.

 

RR : De manière générale, comment te positionnes-tu en tant qu’artiste ? En tant qu’auteur et créateur, ou plutôt comme instigateur et catalyseur ? Considères-tu que tu crées une situation donnant naissance à un processus ou, au contraire, que tu crées des œuvres « finies » ?

HB : Puisque je pense que l’homme ne peut que réagencer ce qui existe déjà, je me positionne dans mon travail en « régisseur d’énergie ». J’essaie de m’immiscer comme un maillon dans des processus naturels déjà établis, au cours desquels je peux décider et modifier seulement certains paramètres. Dans Boom, mon intervention est d’abord de déclencher, d’initier une expérience, en acceptant que je n’en maîtrise pas l’issue. Une fois l’explosion provoquée, je deviens spectateur et j’observe les processus naturels enclenchés.

RR : Pourrait-on dire qu’il y a un lien (métaphorique) entre le rôle de l’artiste en tant que « régisseur d’énergie » et la façon dont l’œuvre implique le public et puis est impliquée à son tour par le public ? De cette façon, elle ne livre pas des interprétations préétablies, mais est à la source d’un processus de réflexion interprétatif et associatif, défini par des contextes culturels particuliers (un équivalent social/historique du tableau périodique des éléments, peut-être?)

HB : Oui, je considère les trois séquences présentées comme des documents, attestant d’un geste. A partir de ces éléments, chacun imagine son oasis.
J’aime beaucoup un texte de Max Ernst qui décrit sa découverte de la technique de collage-frottage : il appose des feuilles de papier sur différentes matières, puis frotte les feuilles à la mine de plomb pour en imprimer quelques détails. Il dit qu’avec cette technique, il arrive à produire des images qui « excitent les facultés visionnaires de l’esprit ». De mon côté, j’essaie de faire la même chose avec un strict enregistrement du réel. Proposer des images qui laissent de la place à l’imaginaire, sur lesquelles chacun ira facilement projeter sa propre composition. C’est vrai que de la même façon que la chimie compose toujours à partir de briques élémentaires, non modifiables, l’imagination humaine compose toujours à partir d’images qu’elle a déjà vues et d’idées qu’elle connaît déjà. Mais les combinaisons possibles semblent infinies. Alors que dans l’imaginaire commun, l’idée que nous pouvons nous faire d’une oasis est assez stable, il est certain que chacun se figurera une composition unique, qui sera dans tous les cas différente de celle qui adviendra réellement.

RR : Bien que l’on puisse imaginer qu’il se déroulera sur plusieurs années, ce projet n’a pas une durée déterminée ; tu présenteras donc une sorte de work in progress inachevé. Penses-tu que cela poussera le public à appréhender tes vidéos différemment ? Demandes-tu de façon implicite au spectateur ce qu’il imagine, et ce qu’il en adviendra ?

HB : Oui, ce que je veux présenter au public, c’est un processus, une démarche: faire exploser un mirage, une illusion, pour y créer une oasis qui sera un jour bien réelle. Nous nous retrouvons quelque part dans la même position, le spectateur et moi, obligés de nous tourner vers l’avenir pour donner du sens et interpréter ces images.
Le projet se fonde sur quelque chose d’ambivalent entre les images de mirage et de puits, très vides, tandis que l’ancrage dans le réel dépasse ces images. Des workshops seront organisés avec les écoles des alentours tous les ans et les revenus que pourrait générer la vidéo seront reversés aux écoles à travers une association marocaine, Madar. L’idée est que ce jardin qui pousse soit la métaphore des enfants qui ont besoin de culture et de moyens.

RR : Pour terminer, je souhaiterais te poser une question technique : le puits est-il approvisionné en eau par l’homme ou par la récupération d’eau de pluie ?

HB : Le puits a été foré avec des marteaux piqueurs et des bâtons de dynamite, pour casser les grosses roches. L’eau vient du sous-sol, elle affleure d’une nappe phréatique. Il ne pleut pas beaucoup dans cette région et il fait souvent très chaud, c’est réellement impressionnant de constater la présence de toute cette eau au fond du puits, qui était là sous la terre. Elle était déjà là, mon action se limite à la faire affleurer.
C’est l’idée de l’enclenchement qui m’intéresse. L’idée qu’une explosion peut provoquer des réactions en chaîne qui mènent à l’apparition de jardins dans le désert.