Evangelia Kranioti
avec Emilie Bujès
EMILIE BUJÈS

Pour considérer votre film Exotica, Erotica, etc. (2015) – qui est une œuvre certainement centrale et essentielle de votre parcours (fondatrice même, peut-être?) – il semble indispensable d’aborder en premier lieu la question du processus mis en œuvre. Je pense ici notamment à deux éléments principaux: d’une part, le passage de l’image fixe à l’image en mouvement; d’autre part, l’étendue saisissante tant géographique que temporelle dans laquelle le tournage s’inscrit.

EVANGELIA KRANIOTI

Au fond, c’est de l’élément du temps du’il s’agit dans les deux cas. Exotica, Erotica, Etc. fut d’abord une recherche photographique et anthropologique sur le monde méditerranéen, avant de devenir un film sur le désir et l’errance, tourné lors de 12 traversées en bateau autour du monde. Du détroit de Magellan à l’Asie, du Panama aux confins de la Mer Noire, de la Méditerranée au Pôle Nord, les distances parcourues ont inévitablement fini par altérer mon rapport à l’image et à sa temporalité. Lors de ces voyages, la photographie s’est progressivement révélée inadéquate à capter la vie qui explosait devant moi. Et même si j’ai continué à la pratiquer, au fur et à mesure que ma relation avec les gens s’approfondissait, je sentais qu’il me fallait un médium encore plus vaste, plus impur. C’était pour moi le cinéma et l’image en mouvement.

 

EB : Le titre, Exotica, Erotica, etc. met en exergue la dimension exotique; celle des extrêmes, entre la Grèce et l’Amérique du Sud, la Méditerranée et les océans, le climat polaire et le débarquement dans le port urbain… Ce mouvement était-il pour vous un principe central dès le départ? Qu’a-t-il impliqué du point de vue du montage?

EK : La notion de mouvement était inhérente à ce projet, étant donné que suivre soi-même les migrations des marins est une condition sine qua non pour documenter leurs vies extrêmes et fragmentées. Mais bien avant la réalisation de mon film, Exotica, Erotica, Etc. était le nom que j’avais choisi pour designer toute une catégorie de documents (images, écrits) qui s’inscrivaient dans le vaste sujet de recherche sur lequel je travaillais depuis la Méditerranée : le désir de départ.
Les tournages d’Exotica, Erotica, Etc. ont généré approximativement 450 heures de rushes, une matière à la fois vertigineuse et bien définie d’un point de vue de montage. Lors de ce dernier, on a souvent dû faire cohabiter dans la même séquence des plans tournés dans des lieux différents, parfois même avec des années d’écart. Finalement, c’était la lumière des différentes scènes qui nous a permis de tisser ensemble tous les éléments du film, à la manière d’une voix off; celle de mon regard.

EB : Difficile, lorsque l’on voit les images tournées sur les navires, de ne pas penser au sublime – les ténèbres, l’obscurité, le pouvoir naturel accablant, qui semble gigantesque par rapport à l’existence humaine. J’ai aussi repensé de façon assez évidente à Melville et Moby Dick qui d’ailleurs inclut, par exemple, la notion de « terrifiante beauté ». L’Abécédaire de Gilles Deleuze fait un rapprochement entre Moby Dick et la Critique de la faculté de juger de Kant: « nous nommons sublime ce qui est absolument grand. » et plus loin: pour « être considérée sublime », la nature doit « être représentée comme suscitant la peur ». Ce qui est intéressant, par ailleurs, c’est qu’il s’agit ici d’imagination; le sublime comme une création de l’esprit… Il me semble qu’il y a quelque chose de cet ordre qui émane du discours en off et des images: la mer comme un élément à jamais indomptable.

EK : Se confronter à la « terrifiante beauté » de la nature est une expérience esthétique absolue. Mais plus qu’à l’image, je suis sensible aux mots. Avant de voir, j’ai besoin d’imaginer. Les histoires des vieux marins, que j’ai recueillies pendant la première partie de ma recherche ont été les agents d’un processus de sublimation, finalement remis en question par mes voyages. Car à bord, j’ai pu constater que tout le romanesque de la mer surgissait d’une réalité banale; mais une fois filtrée par les récits des vieux marins, elle devenait fiction. C’est ainsi que naissent les mythes.
Je me suis donc intéressée au potentiel « mythique » brut, non pas de la nature, mais surtout des lieux et des gens ordinaires, sans toutefois chercher à les sublimer, à les rendre exotiques ou dramatiques à travers ma caméra. D’un point de vue technique, j’ai travaillé seulement avec la lumière naturelle ou ambiante, et le même objectif. Mais avant de filmer, j’ai voulu vivre. J’ai cherché à partager un passé commun avec ces bateaux, ces ports, ces hommes et ces femmes. Pour citer l’écrivaine grecque Zyranna Zateli, « pour fasciner, je voulais d’abord être fascinée ».

EB : Tandis qu’en toile de fond jaillissent de façon ponctuelle les empreintes du monstre industriel, la mer, sa mythologie et ses mythes s’affirment par ailleurs comme une matière essentielle du récit. La mer qui toujours reprend ses droits, mais aussi Pénélope, Ulysse, sont des éléments fondateurs d’un cadre littéraire, poétique, cinématographique, dans lequel le film se déploie. Pourriez-vous évoquer vos références, points d’ancrage et inspirations?

EK : Les références qui nourrissent mon travail sont ancrées aussi bien dans mes origines grecques, que dans ma mythologie personnelle et apatride. On y croise l’oeuvre d’Homère, de Rimbaud, de Baudelaire, de Kavvadias. Mais ce qui m’intéresse avant tout est l’être humain; ses désirs, ses faiblesses, son rapport au temps qui passe.

EB : Le rapport au corps, en l’occurrence ici vieillissant, mais aussi le rapport homme / femme sont des enjeux centraux du film. Pensez-vous que le temps passé seule à bord dans un univers masculin, confrontée à la complexité de ce contexte et aux difficultés techniques liées au tournage dans de telles circonstances, ait influencé la façon dont vous avez souhaité brosser ce portrait, qui semble parfois inscrire la femme dans un discours sur l’amour et l’attente, tandis que l’homme rêve de voyage et de fuite, ou du « miracle de la navigation »…

EK : Le tandem marin-prostituée a été maintes fois exploré à travers des fictions (littérature, cinéma) mais peu, ou pas, en documentaire. Avant de réaliser Exotica, Erotica, Etc. je savais que j’étais à la recherche d’héros inconnus, d’hommes ou de femmes capables d’inspirer un roman ou un film. Mais je me suis vite aperçue que la réalité renverse les stéréotypes.
Déjà, les conditions du tournage étaient atypiques; j’étais une jeune femme qui naviguait seule dans ce milieu décidément masculin, dans le but d’explorer l’intimité de ces hommes, de cartographier leurs pensées et leurs désirs. Mais lors de ma recherche j’ai été confrontée à plusieurs cas qui dépassaient sensiblement mes attentes. Quel portrait ériger du marin qui déteste son travail et les départs constants ? Quid du miracle du voyage quand on navigue uniquement pour l’argent ? Quels fantasmes véhicule l’image de la femme marin, puisque le métier s’ouvre de plus en plus aux femmes? Au sein des 450 heures de rushes qui constituent l’archive Exotica, Erotica, Etc. il y a donc plusieurs récits, vies et choix de vie. Cependant, si j’ai choisi de mettre en valeur dans mon film les personnages de Sandy et du capitaine grec, c’est parce que, contre toute attente, leurs discours étaient à la fois les plus originaux et authentiques.
La médiocrité et l’ennui existent même dans les lieux les plus fascinants. En naviguant, on se rend vite compte que rares sont les marins qui rêvent encore aujourd’hui. Et parmi eux, seule une petite minorité est capable d’articuler un discours intéressant sur ce que signifie être marin de nos jours. Même constat pour les femmes. Puis il n’a jamais été question de faire un reportage sur la prostitution portuaire, ou un état des lieux de la misère des bas-fonds. C’étaient les histoires qui m’intéressaient, les fictions personnelles qui constituent la mémoire. Sandy a fait de sa vie une œuvre profondément touchante. Le discours du capitaine est d’une vérité qui va plus loin que la triste réalité de son métier. Grâce à eux Exotica, Erotica, Etc. devient une déclaration d’amour; à ces hommes et femmes dont les trajectoires marginales et la solitude sont essentielles au fonctionnement et à l’existence même de nos sociétés.

EB : Entre essai et réel, c’est bien un vocabulaire très personnel que vous mettez en œuvre dans votre travail d’une façon générale. Pouvez-vous décrire la façon dont vous avez développé ce langage?

EK : Avec Exotica, Erotica, Etc., je me confrontais pour la première fois à une œuvre audiovisuelle. Les images de ce film sont parmi les premières que j’ai jamais tournées et le langage visuel qu’elles ont mis en place est le seul moyen dont je disposais à l’époque pour parler de mon sujet.
J’ai filmé Exotica sans équipe. À tout moment, mes pensées pouvaient devenir image puis mouvement, de façon organique; sans passer par la parole, sans avoir besoin d’expliquer quoi que ce soit à personne. J’ai travaillé directement avec la matière et la lumière, dans le silence et une liberté totale. La proximité avec les personnes que je filmais dépendait des aléas d’une rencontre strictement personnelle entre eux et moi, qui fonctionnait parfois et parfois pas. Ma seule contrainte était le temps.
J’ai l’habitude de filmer beaucoup lors de mes tournages, ce qui génère une importante matière première à travailler par la suite en salle de montage — là où se font les véritables choix, l’écriture du projet devant les rushes, quand on se plonge dans la matière filmée. L’osmose avec le monteur et une confiance mutuelle serait alors indispensables pour qu’une œuvre puisse naitre, entre timecodes et coupes. Je dois moi-même beaucoup au monteur d’Exotica, Erotica, Etc. Yorgos Lamprinos pour m’avoir permis de réaliser le film que je voulais.

EB : Votre nouvel opus, quoiqu’examinant un contexte différent – qui n’est toutefois pas sans partager certains éléments–, me semble poursuivre un même type de démarche qu’Exotica, Erotica, etc., dessinant une géographie humaine qui part de l’individu, en l’occurrence ici liée au Carnaval de Rio. De quelle façon votre démarche a-t-elle été influencée par l’expérience précédente?

EK : Samba no escuro est né de mon désir de rendre hommage à Rio de Janeiro, ville dont le rapport singulier à la transfiguration, l’hédonisme et la métamorphose, m’avait frappé quand je filmais Exotica, Erotica, Etc. Depuis cette époque, le Brésil détient une place unique dans mes errances car il me permet constamment de réinventer la notion de terre maternelle. C’est le pays qui me fait désirer le mien; il est le reflet de ma Grèce intime, où je retrouve les quartiers et les émotions d’une enfance plus vraie que réelle. Mais surtout, c’est là-bas que j’ai découvert mon nouveau monde à moi : le cinéma et son ivresse.
La question du genre et du travestissement sont centrales dans le nouveau projet que je prépare pour la Biennale de l’Image en Mouvement. A la façon d’Exotica, Erotica, Etc. il s’agit d’une œuvre née d’une géographie humaine spécifique que j’ai explorée en la filmant seule; condition dont dépend non seulement la qualité esthétique du projet, mais aussi à l’intimité que je réussis à installer entre la caméra et mes sujets. Enfin, cette fois-ci je me suis davantage éloignée du documentaire pour m’enfoncer pour de bon dans le territoire de la fiction. Sous cet angle, Samba no escuro est un projet hybride qui annonce mes films à venir.