Brian Bress
avec Andrew Berardini
ANDREW BERARDINI

Cela fait maintenant plusieurs années que je suis ton travail, avec joie, hilarité et des larmes parfois. Dans le passé, j’ai déjà abordé ta capacité particulière à faire évoluer de manière étrange, complexe et fascinante les codes et le rythme des productions de télévision pour enfants dans tes créations. Je retrouve cette caractéristique aujourd’hui encore, mais je constate combien tes compétences techniques et conceptuelles se sont renforcés.
Les angles curieux dans lesquels certains mouvements se déploient, l’interaction de tes personnages avec la surface de l’écran, ou encore le décalage image/temps produit par l’ajustement du rythme des films sont autant d’éléments de ton travail qui m’interpellent. Mais je souhaite tout d’abord te demander d’où viennent tes protagonistes, quelles sont tes inspirations et comment les crées-tu ?

BRIAN BRESS

J’ai diverses réponses à cette question. Il y a une multitude de choses qui m’inspirent et qui peuvent déboucher sur la création d’un personnage. Certains sont issus de collages, de gribouillages ou encore de formes hétéroclites que je rassemble. Ils sont inspirés tant par des bouts de papiers que par le motif peint sur l’assiette dans laquelle je prends mon petit-déjeuner. J’adore créer des mondes où les choses les plus improbables prennent vie. Mais je m’inspire aussi évidemment énormément du travail d’autres artistes.


AB :
Je projette beaucoup de choses sur ces charlatans du pays des merveilles et autres créatures d’outre-tombe. S’insèrent-ils dans une réalité parallèle, ou sont-ils véritablement introduits dans la réalité ? Ce que je souhaite savoir en fait, c’est si ces créatures et ces situations existent dans ton imagination ?

BB : Lorsque je travaille sur un costume ou encore un masque, je m’imprègne profondément du processus de création, si bien que je ne me soucie plus des questions d’identité. Je me mets dans une sorte d’attente de la rencontre et ne projette rien avant que le personnage ne s’impose par lui-même. Cela se produit habituellement lorsque je découvre ses premiers déplacements sur l’écran, ou plus tard, lors du montage. L’œuvre me prend en quelque sorte par la main et me mène où elle veut.

AB : Dans Man with Cigarette (2016), il y a quelque chose d’à la fois chaleureux et de menaçant dans la raideur de son visage, dans le rythme de ses mouvements, en particulier quand tu le désagrèges et que les différentes parties se déplacent. J’ai trouvé ce mélange incroyablement percutant, troublant même par moments. Est-ce que cette tension t’habite quand tu crées ?

BB : Absolument, et c’est pourquoi j’ai autant réfléchi à la lenteur avec laquelle je devais entrer dans ce déguisement, à ce mouvement imperceptible qui mène à la sensation d’étrangeté. Cependant, les moments les plus saisissants viennent souvent de l’expérimentation. Je suis à l’affût de la séquence qui me fera frissonner, qui me fera chavirer. Lorsque j’atteins cette sensation, je sais que je tiens quelque chose et que je dois le cultiver. Parfois, je répète ou j’accentue ce que je viens de faire pour renforcer cet effet.

AB : D’un point de vue formel, de quelle manière fais-tu converger tes idées avec le média que tu utilises ? Comment les différents concepts, méthodes et matériaux interagissent et se modifient mutuellement au cours du processus ?

BB : C’est une excellente question qui me permet d’aborder la double inspiration à l’origine de Man with Cigarette. L’œuvre tire son esthétique d’un dessin que j’ai vu il y a de nombreuses années dans un magasin de seconde-main : celui-ci mêlait habilement les techniques du dessin à l’encre et dépeignait un homme portant une veste à carreaux improbable, une cravate et un pantalon à chevrons. Il portait son fedora légèrement incliné sur le visage et ses joues saillantes étaient reproduites par un délicat pointillisme.
Le dessin me rappelait ma façon de dessiner au stylo, de mon plus jeune âge jusqu’au collège. Ce portrait en pied représentait pour moi une sorte d’ode au dessin. Bien que le magasin refusa de me le vendre (je pense qu’ils l’aimaient trop pour s’en séparer), je l’ai pris en photo, afin de pouvoir recréer l’étrange et magnifique aura qu’il dégageait. C’était en 2012 et cela nous permet de comprendre la motivation formelle à l’origine de l’esthétique de cette œuvre.
Deux ans plus tard, j’ai vu dans un aéroport un grand mur vidéo rectangulaire composé de quatre écrans superposés. Celui-ci diffusait une publicité pour une marque de prêt à porter féminin, dans laquelle des femmes, les unes après les autres, marchaient sur l’écran et s’arrêtaient pour prendre la pose, comme dans un défilé de mode. De nombreuses femmes se succédaient à l’écran, mais le hic était que le fichier était désynchronisé et que les têtes de certains mannequins apparaissaient sur le torse d’autres et au-dessus de jambes d’autres encore. C’était un joyeux bordel, personne ne semblait s’en soucier mais moi j’étais comme envoûté par ces images : j’assistais à la rencontre du cadavre exquis et du mur vidéo, et c’était justement le meilleur usage que l’on puisse faire de cette étrange technologie ! Ces quatre écrans – qui ne cherchaient qu’à être vus comme un seul écran – atteignaient leur plein potentiel par l’aveu de leurs limites et la réutilisation de ces limitations à fort impact.

AB : La technologie est de plus en plus présente dans ton travail, en particulier les écrans, mais aussi d’autres éléments plus subtils. Est-ce là la révélation d’interrogations spécifiques, ou est-ce que ces technologies sont simplement devenues tellement communes que cela semble inévitable de les incorporer au processus artistique ?

BB : Dans mon travail, j’adore autant que je hais la technologie. J’aime qu’elle ouvre de nombreuses nouvelles façons de créer des images et de jouer avec le mouvement. Je déteste être à la merci de quelques composants et que le terme de logiciel soit constamment utilisé dans mon studio. Mais ce n’est pas seulement la question de la production au sein d’un processus qui peut être frustrante, c’est aussi celle de la conservation. J’ai eu la chance d’avoir été confronté qu’à peu de pannes, mais je sais que plus le temps passe, plus je vais devoir faire face aux problèmes techniques que mes œuvres posent à leur propriétaire.
Toutefois, comme un papillon de nuit vers une flamme, je me sens attiré par ces écrans, par cette façon de montrer les images. On est bien à l’ère des écrans, non ? Pourquoi ne pas les utiliser ?

AB : En dehors des formes évidentes de certaines technologies, tu as travaillé avec diverses manières de créer des images et des objets à travers les années. Je serais curieux de t’entendre sur les défis, et le charme, que comporte le fait de travailler avec ces différents médias, en particulier ceux qui produisent des images en mouvement. Dans quelle mesure est-ce que le contexte et l’époque influent sur tes différents travaux, et quels enseignements as-tu pu en tirer ?

BB : Je pense que, par rapport au moment où j’ai commencé à travailler avec des images en mouvement, les gens sont aujourd’hui plus enclins à appréhender ces dernières telles qu’elles sont, plutôt que d’y chercher une narration, un début et une fin.
En ce qui concerne le contexte et l’époque, plus le temps passe plus je suis capable de comprendre vraiment ce dont parle mon travail. On est parfois encore trop proche de ce qu’on vient de faire pour réellement comprendre comment cela fonctionne.

AB : Le récit et la narration sont des aspects intéressants de ton travail, car tes productions ne suivent pas d’arc narratif, bien que j’aie pu voir des histoires s’infiltrer dans certaines pièces. Par exemple, les expositions « Under Performing » (l’oeuvre Creative Ideas for Every Season (2010) en particulier) et « The Royal Box », toutes deux à Cherry and Martin, mettaient en scène un ouvrier, un boxeur et d’autres personnages qui avaient une certaine forme à mes yeux, non conventionnelle certes, mais qui me firent éprouver la sensation que quelque chose se passait : une expérience avait eu lieu et se révèlerait au fil du temps. Penses-tu t’être éloigné à tout jamais de la narration ou a-t-elle encore une certaine place dans ton travail ?

BB : Tu as raison en un sens. J’ai pour l’heure mis de côté ce type de récit. J’ai eu des objectifs précis en me mettant à la peinture et me suis donc éloigné de la narration, mais je pense y revenir bientôt !

AB : C’est sûrement une question super ennuyante, mais je me demandais de quels artistes, écrivains, réalisateurs, politiciens, célébrités et autres athlètes tu t’inspires ? Choisis-tu des personnes avec qui tu as une certaine affinité ? (Si cela est trop ennuyeux, ne te sens pas obligé de répondre !)

BB : Organizing The Physical Evidence (2014),  une œuvre que j’ai crée récemment, est née de mon admiration pour le Triadisches Ballet d’Oskar Schlemmer, pour les peintures d’Öyvind Fahlström et pour Monsieur Patate.

 

[Traduit de l’anglais par Natalie Esteve et Martin Genton]