Boris Mitić
avec Fabrizio Polpettini
FABRIZIO POLPETTINI

Ton film pour la Biennale de l’Image en Mouvement, intitulé L’éloge du Rien se caractérise par une voix-off très singulière où le Rien personnifié s’adresse à nous. La mise en images est un collage de séquences réalisées par plusieurs dizaines de cinéastes du monde entier. Au-delà de l’originalité du processus, vouloir faire un documentaire sur le Rien met déjà la barre très haut. Pourrais-tu me dire comment tu as décidé de, disons, t’infliger ce défi ?

BORIS MITIĆ

Au départ, c’était une blague, une provocation rhétorique qui s’est vite avérée subtile, puis très sérieuse. De par l’infinie variété de manières par lesquelles il modifie, qualifie et quantifie nos vies et nos réalités, le Rien est bel et bien un thème légitime, important et nécessaire pour le cinéma documentaire, je n’ai plus aucun doute là-dessus. Cependant, comme la véracité du sujet est élusive, voire même paradoxale, il s’agit de susciter la bonne volonté du public à jouer ce jeu intellectuel, qui en lui-même est plus important et généreux que toutes les réponses qu’on peut y chercher.

 

FP : Tu parles du jeu avec le spectateur mais également du jeu de la création ?

BM : Se prêter au jeu veut dire accepter de « suspendre son incrédulité » et accepter la possibilité qu’on est en train de regarder – ou créer – un film documentaire sur le Rien, un film construit avec des ‘images documentaires du Rien’ et dans lequel ‘Le Rien’ nous parle. Moi, je joue toujours ; le public, s’il décide de venir voir le film, c’est qu’il a déjà accepté de jouer le jeu lui-aussi. Tout le monde est preneur en fait : quiconque entend parler du film, cinéphile ou non, affiche d’affilée un petit sourire aux coins des lèvres. Je pense qu’il s’agit là de quelque chose d’universel, d’une curiosité fataliste qui est liée surtout à nos craintes existentielles, que je me donne pour devoir de contredire, ne fut-ce que pour la durée du film.

FP : J’ai l’impression que tu essaies de raconter le film du point de vue du public plus que du tien. Tu penses que c’est le Rien qui te pousse à ce renversement de perspective ?

BM : Je m’inspire autant d’une énorme et très éclectique bibliographie que de nombreux Riens quotidiens, glorieusement intimes mais rarement conscients et jamais filmés. Que je sois devenu maître, esclave, sujet ou objet du Rien importe peu – c’est encore une fois le parcours du combattant qui compte, le mien autant que celui du public.

FP : Comment as-tu choisi de représenter le Rien ?

BM : Il y a deux défis dans le film, le premier est cinématographique : « Comment montrer ce Rien de façon documentaire ? » ; le second est plutôt dramaturgique : « Si ce Rien existait et il nous parlait, que nous dirait-il et comment ? » Du coté visuel, j’ai tout d’abord décidé de ne pas faire ce travail de tournage tout seul parce que ça aurait été en même temps trop prétentieux et trop limité. Je suis parti d’une idée romantique selon laquelle une multitude de cinéastes du monde entier, différents géographiquement, esthétiquement, culturellement et biographiquement, seraient collectivement capables de filmer le Rien de manière à créer un ensemble qu’aucun d’entre nous aurait pu faire tout seul. Cette hypothèse s’est avérée vraie et fausse en même temps. Il y a effectivement une extraordinaire variété d’images mais pourtant, quand on les met ensemble, il y a une certaine unicité. Si je n’avais pas parlé de ce travail collectif quelqu’un aurait pu dire qu’elles avaient été faites par une seule personne. Tous les Riens du monde sont en même temps différents et convergents. Pour le texte, c’est pareil. C’est Un Rien qui nous parle, parmi tant d’autres, mais qui les englobe tous. J’ai choisi de le laisser commenter plutôt que de le faire taire, et cela pour plusieurs raisons : d’abord, parce que les films muets commencent à bien faire, en 2016 ; ensuite, parce que le discours en devient plus précis et surtout – plus auto-ironique. De plus, ça aide la dramaturgie. Mon Rien en a marre d’être mal compris, il s’enfuit de chez lui et vient nous voir pour la première et dernière fois.

FP : Pourrais-tu parler un peu plus précisément du processus que tu as mis en place ?

BM : Tout d’abord, j’ai donné carte blanche aux cinéastes, en leur demandant de me filmer du « Rien documentaire » sans restriction. Une fois qu’ils avaient épuisé leur inspiration première, j’affichais leurs images sur une plateforme en ligne, une sorte de brouillon démocratique où chacun pouvait commenter les images des autres, mais sans savoir qui les avait filmées ou commentées. Au fur et à mesure que le tournage avançait je leur donnais des instructions de plus en plus concrètes, que j’élaborais en analysant l’ensemble du matériel. Ce qui est apparu tout de suite, c’est que certaines de ces images vont très bien ensemble et qu’elles se prêtent parfaitement à ce type de « montage-mosaïque », où chaque image est une idée du Rien et l’image suivante est une autre idée du Rien, et ainsi de suite. Elles ont peut-être été filmées dans des lieux très éloignés par des personnes très différentes mais elles s’enchaînent très bien entre elles et avec du texte. C’était l’idée de départ et ça marche très bien, mais le défi majeur a été de trouver comment ne pas étouffer l’idée du film par cette surabondante diversité de matériel, et ne pas écraser l’esprit joueur du public par un excès d’exhibitionnisme esthétique et rhétorique. C’est comme si j’étais tombé dans mon propre piège : au début je m’étais demandé s’il était possible d’aborder ce thème impossible, mais lorsque je me suis aperçu que c’était possible j’ai aussi compris que ça devenait trop, que j’étais en train de créer une sorte d’overdose de Rien

FP : J’aimerais que tu reviennes sur ta découverte du cinéma en relation avec ta pratique actuelle.

BM : Mon avantage, par rapport à cette liberté de jouer avec la forme, c’est de n’avoir jamais fait d’école de cinéma et d’ailleurs de ne jamais avoir eu comme but dans la vie de faire du cinéma. C’est venu par accident, par une sorte de fatigue de la pratique journalistique écrite qui a été mon métier pendant cinq ans, à Belgrade, où je travaillais pour tous les principaux médias européens. J’ai alors acheté une caméra et, sans préméditation, j’ai tourné un film sur des gitans alchimistes de mon quartier qui retapent des 2cv en véhicules de recyclage à la Mad Max. C’était un film-souvenir très bon enfant, réalisé accidentellement et sans budget, mais avec une fraicheur et une intimité qui correspondaient bien au thème. Il est devenu viral avant l’ère YouTube et a fait le tour du monde en quatre-vingt festivals, gagné beaucoup de prix et a été diffusé dans une cinquantaine de pays. Grace à ce film j’ai commencé à voyager et à découvrir le monde du cinéma documentaire qui, il y a 12-15 ans, explosait grâce aux libertés offertes par le medium numérique. A partir de là, j’ai choisi des thèmes qui m’excitaient personnellement en essayant de trouver à chaque fois le style qui s’adaptait le mieux au sujet. Mes deux premiers films ont une forme purement narrative, tout en étant très différents de reportages journalistiques ; les deux suivants avaient des thèmes bien plus abstraits et beaucoup plus difficile a représenter. C’est à ce moment là que j’ai commencé à créer le cinéma que je fais maintenant, quelque chose de plus prémédité, qui joue plus sur la dramaturgie que sur l’aspect représentatif.

FP : J’aimerais que tu parles de la naissance de ce processus dans la conception de Goodbye how are you ? (2009) ton film précédent.

BM : Dans Goodbye how are you ?, après deux ans d’interviews, de contextualisations et de représentations dénotatives qui ne satisfaisaient pas, à mon sens, le potentiel du langage cinématographique, j’ai tout inversé en créant un narrateur fictif, dont le monologue confessionnel est imprégné de ces aphorismes satiriques qui étaient à la base du film de départ. J’ai ensuite crée un collage d’images qui étaient, en elles-mêmes, des aphorismes, des images documentaires satiriques que j’ai chassées pendant presque quatre ans sur les 50’000 km de petites routes en Serbie. Comme dans le film sur le Rien, les images sont disparates, mais elles s’enchaînent bien logiquement entre elles, et surtout avec le texte qui les illustre (ou qu’elles illustrent). Le film révèle donc les avantages d’avoir un point de vue satirique sur la vie en utilisant le triple pouvoir cinématographique de l’écrit, du visuel et de l’effet combiné des deux.

FP : Tu es très attaché à la définition de documentaire quand tu parles de ton travail, qui est en effet une collection d’images « réelles », mais il y a cependant dans tes deux derniers films une vraie création de personnages, presque comme pourrait en créer un romancier. Je me demande alors quel rôle joue la littérature dans ta pratique.

BM : Je fais du documentaire par un certain plaisir de jouer avec le réel et aussi parce que c’est plus accessible et amusant d’aller à la chasse que de « construire un studio de chasse ». En même temps, par rapport à la littérature, il s’agit peut-être d’une compensation de mon manque de formation professionnelle, ou de mon incapacité de faire des constructions dramaturgiques classiques. Alors, je me débrouille intellectuellement, en faisant avec ce que j’ai à ma disposition : une interdisciplinarité assez existentielle et un relatif excès d’expériences, de par mon destin géographique et biographique. Quand j’enseigne le documentaire, j’exhorte les auteurs à trouver ce qu’ils ont de particulier en eux-mêmes et de le transformer en un langage cinématographique unique. Moi-même, il se trouve que je mijote des idées souvent complexes, mais quand je les distille à travers mon cinéma et mon caractère, aussi humaniste que je-m’en-foutiste, elles ressortent sous une forme très simple, universellement accessible et tragi-comiquement consolante – ce qui est, encore une fois, une grande victoire du Rien.