Bodil Furu
avec Yvette Mutumba
YVETTE MUTUMBA

La terre est au centre de plusieurs de vos films : Dans Landscapes by the book (2015) vous examinez la manière dont les inondations et la construction de routes transforment les paysages. Misty Clouds (2011) juxtapose des questions environnementales d’ordre général avec les expériences de personnes qui vivent dans une pollution extrême et Alnaelva (2012) traite quant à lui du développement urbain dans une vallée fluviale à l’est d’Oslo. Y a-t-il eu un moment, ou une raison spécifique, qui vous a conduite à vous intéresser à la terre ?

BODIL FURU

J’ai grandi à la campagne, dans une ferme proche d’Oslo. Adolescente, j’ai rejoint un mouvement écologique. Ces deux éléments jouent un rôle important dans mon travail.

 

YM: Que cherchez-vous à visualiser, à transmettre à travers vos œuvres, en posant votre regard sur nos environnements naturels, ou plutôt, sur la manière dont ils sont altérés.


BF:
J’examine l’influence des transformations du paysage sur nos vies et tente de comprendre les facteurs politiques et historiques à leur source. Un territoire, tout comme un paysage, n’est pas un lieu objectif. Le comportement des hommes, la guerre et les conflits l’affectent et le transforment. La manière dont nous regardons des images de paysages constitue donc une vision politique qui présente des intérêts différents. Il est possible de remonter aux origines de la peinture de paysages, d’où ce regard provient.


YM:
La terre et l’exploitation des ressources naturelles est un thème fondamental qui a influencé l’histoire et les sociétés dans les contextes les plus variés : du pillage et de l’avidité (coloniale) au capitalisme d’aujourd’hui et ses structures néo-impérialistes, en passant par l’espoir d’une vie meilleure, sans oublier les populations qui en dépendent. Il est donc logique que vous teniez en particulier à examiner l’extraction minière dans différents contextes géographiques. Quels sont les dénominateurs communs et quelles sont les différences entre les processus et les histoires que vous avez observés pour vos films ?


BF:
Nous retrouvons les mêmes problèmes partout où il y a de l’extraction minière ou quelque exploitation de ressources naturelles qui soit.  Le cuivre est, par exemple, une marchandise liée à une économie, une technologie et une législation spécifiques.  Cette dernière s’inscrit dans de nombreux contextes : l’économie mondiale, la politique, la démographie, la géographie, l’histoire, les migrations, les guerres et ainsi de suite. Le contexte juridique devient un prisme à multiples facettes. Les lois sont destinées à protéger l’Etat, les intérêts des populations locales et peut-être le développement. La loi est un instrument fondamental pour n’importe quelle société, mais la loi même ne garantit pas la justice. Ceci est vrai, en ce qui concerne tant les nouveaux sites miniers du nord de la Norvège que la République démocratique du Congo (RDC) ou la Chine.


YM:
Votre dernier projet Mangeurs de Cuivre (2016), réalisé pour la Biennale de l’Image en Mouvement, traite de l’extraction minière au Katanga, une région de l’est de la RDC. Pourquoi avez-vous voulu filmer là-bas ?


BF:
J’avais déjà réalisé un film au Katanga en 2013, commandé par la Lubumbashi Biennale : Code Minier. J’ai décidé de continuer à travailler sur les questions soulevées dans ce dernier, parce que j’avais beaucoup appris en le filmant. J’ai donc poursuivi mes recherches en concevant un second film sur l’industrie minière du cuivre dans la province du Katanga.


YM:
Vous avez fait preuve de beaucoup d’obstination pour réussir à finir le film, qui a pris plusieurs années. Qu’est-ce qui vous a motivée à ne pas abandonner, dans ce contexte plutôt compliqué. Pouvez-vous nous parler un peu aussi des idées initiales de ce film ?


BF:
La plupart de mes films me prennent des années. D’une certaine manière, ce long processus m’est nécessaire. La phase la plus longue est la recherche. Je n’omets rien de ce qui est susceptible de m’intéresser. Il me faut du temps pour comprendre le matériel et savoir comment le transformer en un langage visuel.
La question du financement était une autre spécificité de ce projet. Il n’a pas été facile de convaincre les organismes de financement norvégiens de soutenir un film sur l’industrie minière du cuivre au sud-est de la RDC. Je souhaitais initialement présenter l’industrie minière du cuivre, et son histoire au Katanga, selon trois points de vue : celui des services sociaux de la société minière, celui des entreprises locales et enfin celui d’un chef traditionnel. Il m’a fallu un bon moment pour comprendre la situation et pouvoir établir un rapport de confiance avec les participants.


YM:
Le Katanga est l’une des régions au monde les plus riches en minerai, avec du cobalt, du cuivre, de l’étain, du radium, de l’uranium et des diamants.  Le clivage énorme entre la richesse en minéraux, extrême, et le niveau de vie dans ces régions a diverses raisons, liées notamment au colonialisme belge, ainsi qu’aux intérêts personnels de divers acteurs qui se sont impliqués en RDC depuis son indépendance en 1960. Comment vous êtes-vous frayée un chemin dans cette histoire et ce présent complexes ?


BF:
J’ai commencé mes recherches en 2012. C’était ma première visite à Lubumbashi et en RDC, qui ont été, depuis lors, au cœur de plusieurs de mes projets. J’ai lu les livres de référence, j’ai regardé des films sur la RDC et la province du Katanga. J’ai également étudié de nombreux rapports sur l’exploitation minière et l’économie, rédigés par la Banque mondiale, des chercheurs, des universitaires et diverses ONG. En RDC, j’ai assisté à plusieurs conférences  destinées aux représentants de l’industrie minière.  Je dispose d’un réseau étendu sur place : plusieurs chefs traditionnels, des journalistes, des écrivains et des réalisateurs de films.  Pour rester à jour, je « suis » des gens sur Twitter. C’est surtout pour les mines et la RDC que je me connecte à Twitter.


YM:
Quels aspects historiques et politiques vous ont le plus intéressé ?


BF:
Mon premier film s’intéressait à l’évolution de la règlementation sur l’exploitation minière, qui fut mis en place sous l’impulsion de la Banque mondiale et du FMI à la fin des années 90. Elle a été élaborée par des institutions congolaises, recommandées par les membres de cette même industrie.  Selon le rapport, ce cadre juridique était nécessaire si l’on voulait attirer les investisseurs étrangers et les sociétés minières internationales dans la RDC, qui était alors ravagée par la guerre. L’extraction de minéraux pourrait alors jouer un rôle clé dans le développement du pays. Je m’intéresse à la manière dont cette règlementation est mise en œuvre, et à son impact.


YM:
Comment avez-vous choisi la démarche qui convenait le mieux au sujet, puisque vous avez dit un jour que vous ne vouliez produire, ni un film militant, ni un film stéréotypé sur l’exploitation minière ?


BF:
Mon objectif est d’observer les mécanismes non visibles (par exemple la législation, l’histoire). A travers mon langage visuel, mes méthodes, j’essaie de proposer d’autres perspectives, d’autres réalités. J’ai étudié les arts visuels.  Je n’ai ni la formation d’un journaliste, ni celle d’un réalisateur de documentaires. Mes films sont tous des productions indépendantes, je n’ai pas de producteur et mes films ne rentrent dans aucune catégorie télévisuelle. Cela me rend libre, du moins c’est ce que j’aime à croire.


YM:
Mangeurs de Cuivres est défini par plusieurs strates, reflétées dans les éléments documentaires, fictionnels et artistiques. Le lien entre ces éléments réside dans la recherche de nouveaux modes de collaboration, qui ont inspiré votre démarche filmique. Pouvez-vous expliquer ce que cela veut dire exactement ?


BF:
Les collaborations à la base de mes films, créent une dynamique qui est à mon avis intéressante. Dans Code Minier, par exemple, j’ai collaboré avec deux écrivains basés à Lubumbashi, qui ont écrit cinq scènes du film sur l’histoire du cuivre au Katanga. Certains dialogues traitent d’un lieu symbolique particulier, d’autres sont des commentaires sur l’histoire, aussi bien que sur la situation actuelle. J’ai eu la même approche pour Mangeurs de Cuivre, où la narration se concentre sur un récit spécifique : une légende sur des esprits qui vivent sous terre et veillent sur les minéraux.


YM:
La communication interpersonnelle est également un fil rouge dans ce film. Cela peut sembler plutôt vague. Pouvez-vous préciser quel est le rapport avec le film ?


BF
: Je me concentre sur la rencontre entre les responsables des sociétés minières et leurs parties prenantes. Comment se parlent-ils ? Comment expliquent-ils leurs activités de manière à éviter les conflits ? Quand les différents groupes se parlent, la situation actuelle, tout comme le passé historique, évoluent. En faisant le montage, je prends en considération la rhétorique de ces rencontres.


YM:
Quand vous parlez de communication, je me demande s’il ne s’agit pas aussi d’aborder la question de l’extraction minière avec empathie pour ceux qui ont soufferts et souffrent encore de politiques cupides, passées et présentes au Katanga, mais aussi pour  la société australienne MMG, qui exploite les mines aujourd’hui.  Etes-vous d’accord ? Considérez-vous l’empathie et la communication comme des outils qui vous permettent d’ouvrir la voie à une contre-narration qui irait au delà des stéréotypes d’un film militant ?


BF:
Je suis d’accord. Mon idée est d’observer la manière dont ils travaillent ensemble, puisque les rapports qu’ils ont, leurs confrontations, sont révélateurs de la situation au Katanga et de son histoire. Les sociétés minières, tous ceux qui ont un intérêt dans l’exploitation minière, connaissent très bien la législation, leurs droits (et le passé historique). J’essaie de comprendre comment ils négocient, comment ils s’efforcent de se respecter les uns les autres pour éviter les conflits. Ensuite, je montre pourquoi il y a des conflits, les différents intérêts en jeu et à quoi tout cela peut conduire. Mais vous ne trouverez dans mon film que des situations pacifiques. Pas d’armes à feu, pas de sang. Je pense que ces réunions reflètent malgré tout la situation en RDC en général. Je tente de décrire cette situation, de telle sorte que nous puissions comprendre les raisons et les strates variées du conflit.


YM:
En même temps je me demande si ce n’est pas un film militant précisément parce que  vous avez envisagé d’autres manières d’aborder le sujet ?


BF:
Je ne peux pas expliquer ce qu’est en réalité un film militant traditionnel. J’aime regarder ces films. Ils sont importants et nécessaires. A mon avis, un film militant a une feuille de route dualiste : les bons et les méchants. Les films de ce type permettent de mettre en évidence les conflits, pour nous aider à mieux les comprendre. Pour ma part, je m’intéresse à leur complexité ; je conçois davantage la narration comme une série de micro-histoires. Je veux élever le discours sur le conflit à un niveau philosophique. Je préfère poser de nouvelles questions que de répondre aux miennes. En travaillant dans la durée, mes idées ou ma vision initiales changent parfois, parce que j’apprends de nouvelles choses, et il me faut alors modifier les histoires en conséquence.


YM:
  Le lieu où le film sera présenté, que ce soit l’Europe ou le Katanga exerce-t-il un influence au moment où vous produisez et montez le film ? Cherchez-vous faire un film qui parle à un public plus large que vos spectateurs habituels, qu’il atteigne et intéresse également un public « non-artistique », tant en Europe qu’en RDC ? Je pose cette question compte tenu du sujet du film et de vos raisons de le filmer. Mais je me demande aussi dans quelle mesure penser à un certain public peut influencer les décisions prises au cours du montage. Bien entendu, le public katangais n’aura pas besoin d’autant d’informations contextuelles que le public européen.


BF:
Il est important que ce film soit pertinent pour le public en RDC. Je ne pense pas que ce film soit conçu pour un public spécialisé européen. Code Minier a d’abord été montré au Katanga, à la Biennale de Lubumbashi en 2013. J’avais peur que le public ne le trouve pas intéressant. Mais les réactions des locaux ont été positives. Je veux que le film fonctionne pour les deux : pour le monde de l’art et pour celles et ceux s’intéressant à ce pays. En ce qui concerne les informations contextuelles : j’en ai discuté au cours d’un séjour de quatre mois. Nous nous sommes efforcés d’équilibrer la quantité d’information, afin qu’il fonctionne pour toutes sortes de publics.


YM:
Par rapport à cela, j’aimerais revenir sur trois éléments formels du film : documentaire, fictionnel et artistique. Qu’est-ce qui définit ces éléments différents, voire même ces épisodes, et ce qui se passe ?


BF:
Les éléments documentaires surviennent quand j’accompagne les gens, quand j’observe ou que je fais des interviews conventionnelles. En les voyant, vous comprenez tout de suite qu’il s’agit de documentaire. Je tourne les parties fictionnelles en utilisant un langage cinématographique bien défini ; et l’on remarque également qu’elles ont un script. Les éléments artistiques sont issus de mon propre langage visuel, qui est omniprésent, quel que soit le projet. Comme je ne veux pas non plus déstabiliser les spectateurs, le montage permet de déchiffrer la combinaison des éléments formels. C’est également important que ceux qui participent au film, soient informés de mes méthodes.


YM:
Qui sont vos protagonistes ? Pourquoi et comment les avez-vous choisis ?


BF:
J’ai continué à travailler avec deux des protagonistes de Code Minier, je les connais très bien et nous avons établi un dialogue dès le premier film. Le nouveau film s’est développé à travers nos réunions. Ils représentent des positions très différentes du secteur minier et c’était ce qui m’intéressait. Le troisième protagoniste est la société, avec laquelle j’ai eu des échanges pendant trois ans. Pour gagner leur confiance, je leur ai parlé de mon projet en étant franche avec eux. Au cours du processus, j’ai partagé avec eux toutes mes idées, mes propositions et mes  intentions. Ils m’ont donné en retour un aperçu de leurs activités et mon projet a pris forme grâce à nos réunions. Nous avons une vision commune de ce qu’est mon centre d’intérêt dans ce film. En fait dès le début, la société minière a adopté une attitude positive quant à notre collaboration. Peut-être parce qu’ils pouvaient facilement comprendre mon approche. J’ai choisi de faire de la société minière un protagoniste parce que je voulais m’introduire à l’intérieur pour comprendre leur façon de travailler.


YM:
Code Minier, aussi bien que Mangeurs de Cuivre sont des films hybrides qui n’appartiennent à aucune catégorie spécifique. Cependant ils sont assez proches de la démarche anthropologique. Pas seulement parce que vous êtes l’« étrangère » qui conduit des recherches sur le sujet et sur les protagonistes du film. Dans bien des films scientifiques anthropologiques, on ne peut séparer clairement la science de la fiction. Il était, et est encore courant que les protagonistes soient incités à se livrer à des rites traditionnaux, voire même, des mises en scène. D’une certaine manière, c’est également ce qui se passe dans votre film. Où situez-vous donc, votre personne et votre pratique dans ce contexte ?


BF:
J’ai une position d’ « étrangère » dans mon film Where Mountains Fall (2011), tourné au nord de la Norvège . Dans ce film, je raconte l’histoire de deux vieilles dames qui vivaient autrefois sur des îles isolées d’un archipel. Je me suis sentie étrangère dès mon arrivée là-bas. J’ai travaillé sept ans sur ce film, en séjournant chez ces femmes quand je travaillais là-bas. Beaucoup de mes méthodes sont celles d’un anthropologue. Cependant, ma recherche ne suit pas une structure académique, ou ne satisfait pas à une pensée d’école prédéfinie. Je définis mon propre paradigme, que j’aime à comprendre comme consistant d’un mélange de méthodes et de disciplines différentes.