Bertille Bak
avec Caroline Bourgeois
CAROLINE BOURGEOIS

Ton projet préparé pour BIM tourne autour du tourisme autochtone, c’est à dire l’usage des locaux pour rendre encore plus « local ». Pourrais-tu nous parler de la genèse de ce projet.

BERTILLE BAK

Connaissant la Thaïlande depuis plus de 10 ans, j’ai vu le pays se transformer au fil des années. Le tourisme de masse a débarqué et le pays est devenu la destination d’Asie la plus prisée. Installé dans un magnifique resort le valeureux touriste aura un éventail d’excursions proposées, dont la désormais fameuse visite d’un village tribal. Au fur et à mesure, et face à un intérêt grandissant pour le tourisme autochtone, des villages ont été spécifiquement construits près des grandes villes. Différentes tribus, qui ne sont absolument pas destinées à vivre ensemble, ont été installées sur un même territoire restreint. Sortes de réserves humaines artificielles, le touriste en mal d’exotisme sera pleinement satisfait de ce divertissement incluant un repas traditionnel, une danse, une confection artisanale et un selfie en habits typiques avec ces “sauvages”. L’autochtone lui attendra les 19h et la fermeture du parc pour enlever le costume traditionnel qu’il ne porte plus depuis des décennies.
C’est de cette mise en spectacle de communautés qu’est né le projet pour la Biennale intitulé “Usine à divertissement”.

 

CB: Y vois-tu une dénaturation du local ?

BB: Il existe des formes de tourisme dit durable ou responsable, qui  paraissent à priori plus respectueux des ressources naturelles, des espaces, de la population rencontrée, de sa culture et de ses envies. L’engrenage dans lequel de nombreuses communautés sont prises consiste à leur faire miroiter une belle contrepartie financière en échange de la mise en spectacle de leur propre vie. Mais ces personnes sont aux mains d’une alliance entre gouvernement et industrie du tourisme sans que leur parole ait un quelconque poids et sans que les bénéfices de cette entreprise ne soient répartis de façon équitable, le tout étant pourtant vendu sous couvert d’humanitaire.
L’instrumentalisation de l’autre va jusque dans les fondements même de la communauté, ses rituels, son quotidien, son savoir traditionnel afin de combler au maximum les vacanciers avides de loisirs récréatifs. Je m’insurge contre les démarches n’associant pas les populations locales au développement touristique. L’absence d’éthique du tourisme, la violation des droits de l’homme ainsi que l’oubli du droit à l’autodétermination sont, dans ce domaine, récurrents.

CB: Dans le film DEMAIN (2015), on y voit comme une solution aux problèmes « globaux » le regain d’une politique locale, entre autre avec une monnaie, partages-tu ce genre de conviction ? Souhaites-tu nous rendre conscient sur ce genre de question ?

BB: A titre personnel, je partage ces idées, les initiatives nouvelles et alternatives qui ne peuvent être efficaces qu’en mutualisant les énergies. C’est par une conscience et des actions collectives que le cours des choses peut se transformer, que peut naître l’espoir de dévier les chemins tracés. Mais, concernant mon travail pourtant mis en place avec des groupes d’individus en situation d’injustice, le dessein n’est pas d’apporter des solutions ou de mettre en marche un quelconque changement; je n’en ai ni les capacités intellectuelles ni les capacités créatives.
Il s’agit ici de rendre compte d’un présent, et d’inventer avec le collectif, des manières de se dire. Dresser l’éventail des richesses internes au groupe et pouvoir les remanier, déconstruire sa propre identité, la transmuter, en imaginer la copie maléfique, en ayant conscience, toujours, de ce que l’on donne à voir. Tenter de convoquer un groupe sur la question de sa représentation et son obligation d’insoumission.

CB: Depuis tes débuts, tu t’intéresses au travail de ton travail aux « petits » monde dont nous ne voyons presque pas l’existence et qui sont comme des communautés qui passent entre les lignes, comment fais-tu pour les approcher ? Pour se laisser faire si j’ose dire ?

BB: Précisément pour ce projet qui sera un triptyque vidéo, j’ai d’abord rencontré des habitants d’un village Lahu au nord de la Thaïlande à la frontière birmane. Ce groupe a la particularité d’avoir imposé certaines conditions concernant la fréquentation des touristes au sein de leur communauté, par exemple le nombre de visiteurs est fixé à un maximum de 6 personnes et uniquement une fois par semaine, ce qui n’altère pas le déroulement du quotidien des habitants. J’ai souhaité amorcer ce projet avec ces personnes car ils possèdent la distance nécessaire concernant le tourisme au sein de leur propre existence mais également celle de leurs congénères. Mais face à la méfiance qu’ils ont des fausses représentations de leur culture et traditions, la difficulté était alors de les emmener dans une structure imitative de ces dérives du tourisme autochtone.

CB: Comment pousser la parodie que l’on fait de leur culture, y greffer des couches additionnelles, structurer une sorte de schizophrénie du réel?
BB: J’ai dû passer une sorte de grand oral devant les chefs des six villages de la communauté, ainsi que le ministre juridique, le ministre de la culture et le ministre du tourisme internes à cette communauté. Dès le lendemain, les habitants avaient été appelés par ces hauts représentants à participer au projet, via les nombreux mégaphones qui traversent les rues des différents villages. De façon exceptionnelle, le projet se mettait en place au lendemain de notre rencontre. Mais chaque histoire possède son propre temps et pour que l’adhésion du groupe soit totale aucune formule ne peut être applicable.
Une toute autre expérience pour le deuxième versant du triptyque; j’ai rencontré des habitantes d’un village montagnard dans le rif marocain. Les routes qui mènent à ce village sont en construction mais de façon quotidienne, les villageois voient d’ores et déjà passer des touristes juchés sur des quads. Au pied de la montagne se trouve une grande ville qui voit son paysage se remplir d’immenses complexes balnéaires; Les jbalas (littéralement les montagnardes) ne sont donc pas impliquées dans des circuits touristiques mais l’invasion des vacanciers entourant cette montagne laisse entrevoir ce possible nouveau business. Après de nombreuses et nombreuses rencontres avec les femmes du village autour de ce questionnement central « comment trafiquer son identité pour construire un leurre à touriste »; nous entamions différents tournages avec celles célibataires et sans garçon.
Mais, éclaboussées par la force d’une rumeur farfelue, celle d’avoir été vues nues se faisant filmer dans la rivière, par une occidentale ; les femmes ne souhaitaient plus dès lors être vues devant la caméra. Pour autant, ne voulant se désengager du projet il fallait alors trouver ensemble comment poursuivre l’histoire. Les jbalas s’occupaient dès lors de diriger d’autres femmes les incarnant, elles leur prêtèrent leurs costumes et s’occupaient de la circulation des villageois pour qu’ils ne viennent pas perturber les prises de vues.
Le troisième versant du triptyque, qui n’est pas encore amorcé à l’heure où nous nous parlons se concentrera sur un tout autre territoire, celui de la Camargue où certaines nouvelles traditions ont été insufflées il y a moins d’un siècle; Les rites ont alors été codifiés, ainsi que les fêtes, manifestations taurines et jeux équestres. Sur cette terre agricole, les habitants sont alors devenus hommes de spectacle.
Je ne peux aujourd’hui prévoir comment seront reçues mes intentions auprès de ce nouveau groupe, chaque projet est en tout point différent du précédent et seul le temps permet une compréhension et un engagement total.

CB: Tu as un grand sens du collectif, est-ce une chose importante pour toi ? dans le contexte actuel ?

BB: La parole est plus facilement prise en compte si elle émane d’un collectif, elle peut être portée plus haut, l’esprit d’équipe devient une force réelle de contestation. Étant à l’étranger toute cette année, je n’ai suivi que de loin les mouvements de contestation citoyens en France, la naissance et l’apogée du mouvement Nuit Debout par exemple. Mais quelle joie de voir que les individus s’organisent concrètement pour faire valoir des idéaux. Sans se revendiquer d’un quelconque parti politique et sans hiérarchiser les acteurs du mouvement, militant pour les mêmes droits pour tous. Il n’y a pas d’échec dans la finalité de la lutte initiale contre la réforme du code du travail bien au contraire, ce mouvement investi a permis de raviver la nécessité de l’action démocratique.
La question du collectif n’est pas simple, ma propre démarche artistique est toujours emplie de doutes concernant la pleine parole qu’ont les groupes avec lesquels je travaille, par exemple. Car au-delà d’être l’initiatrice d’un projet mettant en action le groupe, je reste décisionnaire de ce qui est donné à voir. Ne serai-je au final qu’un nouvel élément extérieur, chef d’orchestre de leur monstration, s’octroyant le pouvoir de remanier leur présent et folkloriser leur histoire ?
Et pour aller plus loin, spécifiquement pour ce projet, peut-être suis-je le pendant de l’industrie touristique apposé au monde de l’art, le décideur de nouvelles représentations pour visiteur de musée en mal d’exotisme ? Car sous l’étendard de la dénonciation de la mainmise capitaliste et de ces foires humaines, c’est bien d’une nouvelle mise en spectacle de leur propre vie que nous mettons en place. A quel moment puis-je être certaine que l’intention initiale et les moyens d’y parvenir sont pleinement assimilés surtout lorsque l’échange se fait par le relai de 2deux traducteurs… Je me suis un peu écartée de la question, je reste néanmoins persuadée que le collectif  est une grande force contre les dérives des puissants.

CB: Quels sont tes prochains projets ?

BB: Je passe beaucoup de temps au Maroc où j’essaie de développer un projet avec des femmes travaillant à l’usine. Leur métier: décortiqueuse de petites crevettes grises. Ces crevettes sont pêchées en Hollande, amenées au Maroc pour être mises à nu, puis repartent en Hollande pour être vendues. Il est vrai que les notions de travail et mondialisation sont assez présents dans mes récents projets, mais je ne m’intéresse à chaque fois qu’à un petit groupe et territoire précis. Ce grand sujet n’est vu que par le prisme des histoires individuelles. Je retournerai ensuite dans la cité minière où j’ai réalisé mes premiers projets, dans la ville de Barlin, pour une vidéo sur son cimetière.