Karimah Ashadu
by Dominic van den Boogerd
DOMINIC VAN DEN BOOGERD

Commençons par l’une de vos premières œuvres, Pace—part 5 (2011). Le film enregistre votre corps en mouvement sous les arches d’un viaduc londonien désaffecté. Ce film semble être le point de départ de vos recherches sur le positionnement et le mouvement de la caméra. Comment ce film est-il né ?

KARIMAH ASHADU

Je voulais présenter la caméra comme une extension de mon corps, qui détiendrait son propre point de vue. A cette époque-là, j’étudiais l’architecture, qui était au centre de ma réflexion : le viaduc constituait donc un point focal formidable pour ce projet. J’ai pensé que la caméra, en tant que prolongement de mon corps, devait se trouver, littéralement, sur mon corps. J’ai donc créé un harnais corporel, auquel j’ai fixé deux caméras.
Dans les films qui ont suivi, on voit certaines parties de mon corps se superposer et avoir des effets de miroirs étranges, comme une oreille visible sur le creux d’une arche. Cela m’a donné le sentiment que la caméra était en quelque sorte « vivante », avec ses contraintes, son raisonnement et son langage propres. Cette pièce a été décisive, en ce qu’elle a marqué le début de la création de dispositifs filmiques qui ont ouvert la voie à des réflexions sur la perspective et sur des notions de caméra en flux. Il y a quelque chose de passionnant, d’immersif, dans le fait que les mouvements de la caméra soient imprévisibles, et j’ai commencé à réfléchir à comment cela pourrait jouer un rôle clé dans les histoires que je voulais raconter.

 

DvdB: Dans Hindsight—a horse’s tale (2012), la caméra est attachée à un cheval. Les sous-titres évoquent le « monologue intérieur » du cheval qui marche vers la plage, vers la liberté. Nous voyons des rues, des trottoirs et le bord de mer d’un point de vue anormalement bas. La caméra n’apparaît pas à l’image, mais se donne à voir à travers ses mouvements. Comment l’angle de la caméra influence-t-il notre perception du récit ?

KA: Je me suis imaginée à la place de ce cheval, et de ce fait la caméra a pris cette position. Je voulais que le public voie les choses de ce point de vue, donc il était naturel que la focalisation nourrisse la narration. C’est passionnant de placer le spectateur de telle sorte qu’il ait l’impression de faire partie du récit et le positionnement de la caméra est une façon idéale de le faire. Puis j’ai voulu ajouter une strate supplémentaire ; le monologue intérieur permet au spectateur de s’identifier à ce cheval, comme si, quelque part, le cheval était humain. Le cheval rêve d’échapper à son existence monotone et la mer devient une représentation de la liberté. Hindsight symbolise sans aucun doute un certain désir d’autonomie.

DvdB: Dans Lagos Island (2012), la caméra filme des vues tournoyantes du littoral de Lagos. Les lieux, les gens et les objets apparaissent puis disparaissent constamment du cadre. La séquence soulève des interrogations quant à la position de la caméra. Le rapport entre les grincements, qui évoquent la rotation de roues, et l’horizon qui tournoie à l’image, nous donnent des éléments de réponse. Que nous disent les aspects mécaniques du travail de la caméra positionnée ainsi ?

KA: Des résidences de luxe ont récemment été construites par le gouvernement de l’Etat de Lagos sur ce site particulier. Mais en 2012, lorsque j’y ai travaillé, le lieu était occupé de façon précaire par un groupe d’immigrants illégaux du Togo, qui avaient eu de violentes confrontations avec les autorités. Ce sont des signes inattendus de la vie domestique qui ont attiré mon attention sur cet endroit : des abris de fortune au bord de l’eau, des enfants qui jouaient et des femmes qui faisaient la lessive sur le rivage pendant que leurs hommes montaient la garde. Je voulais saisir ce sentiment de déracinement et le reproduire. A Lagos, beaucoup d’ouvriers et de colporteurs poussent leur marchandise devant eux sur des charrettes. Comme ce geste laborieux m’intriguait, j’ai trouvé un vieux pneu et créé un appareil que je pouvais pousser le long du rivage. J’ai filmé en une prise. Ce n’était pas très maniable, d’où le bruit. A la fin, j’avais un travail qui résumait le sentiment d’instabilité et d’incertitude ressenti par les migrants.

DvdB: Votre film récent, King of Boys (Abattoir of Makoko) (2015) est comme une descente aux enfers. Le film est tourné à Makoko, où nous découvrons un abattoir à ciel ouvert, typique à Lagos. Nous y voyons des hommes abattant des taureaux et des béliers agitant furieusement leurs cornes. De lourdes haches et de grands couteaux aigus maniés avec adresse rythment le film. Les images puissantes, brutes, sont porteuses d’une grande charge émotionnelle, notamment en raison du filtre rouge au travers duquel de nombreuses scènes sont tournées. Pouvez-vous expliquer comment vous avez filmé ces séquences ?

KA: J’avais trouvé un curieux tonneau en plastique rouge dans les rues d’Amsterdam, que j’ai décidé de modifier. J’en ai sectionné une partie pour que la caméra puisse filmer au travers, l’ai emporté à Lagos, et quand je suis tombée sur cet abattoir, j’ai su que c’était exactement ce qu’il me fallait. Le tournage a duré quelques jours. Accroupie dans la chaleur étouffante de Lagos, j’actionnais le mécanisme, des bouts de chair et de sang volaient vers moi… King of Boys se situe quelque part entre la fiction et le documentaire. Le filtre rouge crée ce monde « fictionnel » théâtralisant, puis, au moment où on commence à y croire, on est ramené à la réalité l’espace de quelques secondes. Ce qui est curieux, c’est la manière dont cette couleur joue un rôle moteur dans la narration, et produit un effet immersif dévorant.

DvdB: Makoko Sawmill (2015) montre les employés d’une scierie à l’œuvre. Curieusement, le dispositif que vous avez construit pour tenir la caméra est visible à l’intérieur du cadre : deux planches s’introduisent dans l’image, l’une par le haut et l’autre par le bas. Les planches semblent jouer le rôle d’un instrument robotique rudimentaire pour mesurer, surveiller, contrôler.

KA: Ces planches bleues sont le fruit d’une expression idiosyncratique. Elles sont à la fois tout et rien. Leur présence importune nous donne l’impression qu’elles sont sensées diriger le regard, donc nous nous attendons à être quelque peu orientés. Le film dure 20 minutes et se déploie assez lentement. Il exige un certain degré de patience, parce que quelque part, à un moment donné, tout ce qui nous reste c’est la prise de conscience qu’il sonde et interroge tout autant que nous. Cette sensation d’attente me plaît, parce qu’elle nous fait prendre conscience de ce que nous imposons aux choses.

DvdB: Destiny (2016), le dernier film que vous avez fait à De Ateliers, montre un travailleur de la scierie de Makoko dans sa hutte. Le film est projeté sur des plaques d’acier oxydé ; la patine de rouille absorbe l’image et lui confère une strate de matérialité. Le son des machines à scier est bruyant et discordant. Il y a une interaction fascinante entre les vues intérieures et extérieures, entre l’obscurité totale et l’éblouissante lumière du jour. Je me demande à quel point le film dépeint la réalité et à quel point il transcende l’instant présent ?

KA: J’ai réalisé la majeure partie de Destiny, bien que certaines scènes soient tirées de documentaires. Cadrer le film entre les deux fenêtres de la hutte était une manière de communiquer et de contenir l’intimité de ce lieu. J’ai tout tourné en lumière naturelle à différents moments du jour, surtout en contre-jour, des silhouettes sont régulièrement visibles, ce qui donne un aspect assez énigmatique. La lumière est un moyen formidable pour attirer l’attention sur les glissements temporels et révéler la journée de travail. Et puis il y a aussi la répétition d’images panoramiques, qui suggèrent également une sorte de cercle sans fin.

DvdB: Selon le critique de cinéma français Serge Daney, le cinéma a le pouvoir magique de montrer le temps lui-même, révélant la manière dont il fonctionne réellement. Cette compétence constitue à ses yeux la vraie noblesse du cinéma. La plupart de vos films montrent des activités en temps réel, sans débuts et sans fins bien définis. On a un sentiment de répétition infini, de durée ininterrompue. Beaucoup de vos films montrent des hommes au travail, un travail souvent éprouvant. Qu’est-ce qui rend le sujet du travail intéressant pour un film ?

KA: Travailler est un acte d’une grande beauté, d’autant plus quand il est executé de manière autonome. Quand une personne apprend un métier et le maîtrise, elle travaille intuitivement, avec détermination. Il y a en cela quelque chose de fascinant, quelque chose qui symbolise le rapport de quelqu’un à l’existence. J’ai choisi de réaliser une grande partie de mon travail au Nigeria, d’où je suis originaire. Le travail est omniprésent dans un tel pays, un pays en développement. Dans ces circonstances, et dans le contexte socio-économique du pays également, c’est pour moi une manière de saisir et de relayer des idées sur l’indépendance et la valeur, qui sont des thèmes centraux dans l’histoire du Nigeria.

DvdB: Vous aviez aussi commencé un film sur les travailleurs contractuels d’Afrique de l’Ouest employés dans le secteur de la construction en Hollande, mais le film est resté inachevé. Alors que vous travailliez à Amsterdam, vous alliez régulièrement filmer au Nigeria.

KA: Quand je suis arrivée à Amsterdam pour la première fois, j’étais à la recherche de quelque chose de familier dans ce pays qui m’était si étranger. Etant donné mes origines anglo-africaines et la longue histoire reliant le Royaume-Uni et l’Afrique de l’Ouest, j’ai tout de été intéressée par ce chantier, avec ses immigrants d’Afrique de l’Ouest et leur contremaître britannique. Je me mis à les observer, mais, ne parvenant pas à les aborder, j’ai abandonné le projet. Je me suis rendue compte qu’il était bien plus important pour moi de travailler au Nigeria. Il était évident qu’il me fallait trouver une solution : je n’étais pas venue à Amsterdam avec l’intention de faire des aller-retours en avion chaque fois que je voulais réaliser un travail, cela serait absurde. Mais c’est exactement ce que j’ai fini par faire. Je crois que mon travail concerne plutôt mon rapport à mon pays, la façon dont je comprends ses principes, sa politique et son peuple, et la question de ma place dans tout cela. Travailler au Nigeria représente pour moi une affirmation personnelle, une manière d’accéder à une compréhension plus riche de mon histoire et de mes origines.

DvdB: Quand je pense à votre contribution à l’exposition Potlatch à De Ateliers en 2016, curatée par Ian Kiaer, je me souviens d’une pièce dans la pénombre, où les scènes ne résultent pas forcément de scènes précédentes, où les espaces se trouvent déconnectés, où l’ouïe et la vue se voient entravés, ce qui rend notre expérience de l’œuvre captivante, visuellement d’abord, puis également aux niveaux auditif et tactile. Je dirais que la façon dont vous présentez un film, bien que légèrement théâtrale, est plus proche de la sculpture : une mise-en-scène qui anticipe les mouvements du visiteur à travers l’espace, et déclenche ainsi une expérience presque physique. Quelles sont vos préoccupations lorsque vous présentez vos films dans une installation ?

KA: Dans Potlatch, j’utilisais le faisceau d’une des projections pour illuminer un groupe de sculptures. Le son lourd et grinçant de Destiny résonnait dans tout l’espace, comme un écho ; le filtre de King of Boys baignait le couloir d’entrée d’une couleur rouge. J’anticipais la manière dont l’expérience du visiteur pouvait être définie par des éléments provenant de l’expérience, comme la lumière, la couleur ou le son. J’aime présenter mon travail d’une manière qui laisse une place considérable à la contemplation, et bien qu’il soit essentiel de créer une situation où l’œuvre s’épanouisse collectivement, je tiens également à ce que chaque partie puisse être appréhendée indépendamment. La composition est primordiale.

DvdB: En ce moment, vous travaillez sur une commande pour la Biennale de l’Image en Mouvement au Centre d’Art Contemporain Genève. La production d’huile de palme et ses conséquences socio-économiques au Nigeria sont au centre de ce nouveau film. Pouvez-vous nous parler de ce travail ?

KA: Avant d’obtenir son indépendance en 1960, le Nigeria était l’un des plus importants cultivateurs et exportateurs d’huile de palme. Mais après la découverte de pétrole brut, ce secteur a été délaissé et les agriculteurs abandonnés. A présent, le gouvernement nigérian prétend encourager à nouveau le secteur agricole, mais ce soutien ne se concrétise pas. Red Gold est centré sur un groupe d’agriculteurs indépendants qui produisent de l’huile de palme à Ekiti, un Etat de l’ouest du Nigeria. Ils louent la terre à un prince dont la famille a régné sur cette région depuis des générations. Cette œuvre est une présentation à deux canaux, l’un représentant les agriculteurs et l’autre le prince, M. Sesan. Ces agriculteurs sont fiers d’être autosuffisants et travaillent énormément, sans aucun soutien de la part du gouvernement. J’ai toujours évité que mon travail soit ouvertement politique. Red Gold constitue une réflexion poignante et métaphorique sur les notions d’indépendance et de valeur dans l’histoire du Nigeria.

 

Traduit de l’anglais par Anne-Claude Ruet